• Oui. Derek prit une cuillère de confiture et la répartit sur le toast. C’est ce qui a permis à mon père, un jour, au cours d’une dispute, d’accuser ma mère de m’avoir conçu avec mon grand-père. Meredith resta bouche bée. Il savait que ce n’était pas vrai, il voulait juste la blesser, précisa Derek.

    Mais quel sale type ! s’écria Meredith, outrée. Quel malade ! Sa sincère indignation fit sourire Derek. Comment peut-on dire des horreurs pareilles ? Elle imaginait sans peine les sentiments du petit garçon qui avait surpris de tels propos.

    Il haussa les épaules. Oh avec lui, tu sais… Il a fait bien pire. Il surprit le regard de son amie. Non, pas ça, Meredith, grogna-t-il entre ses dents en hochant la tête. Je ne veux pas de ta pitié. Je déteste ça. Il lui tendit un toast dégoulinant de confiture.

    Ce n’est pas de la pitié, Derek, se défendit-elle en prenant la tartine. C’est de la compassion. Ça ne devait pas être facile à vivre, tout ça. Grandir dans une telle atmosphère…

    Oui, ce n’était pas évident tous les jours, admit-il. Il ressentit une énorme bouffée de tendresse envers elle – elle était si attentionnée et elle le comprenait tellement bien – et il lui déposa un baiser furtif sur la tempe, n’osant se permettre plus pour le moment.

    Elle rosit de plaisir et mordit avec appétit dans le toast. Mmm c’est bon ! De l’autre main, elle reprit la photo et se pencha, collant presque son nez dessus, dans l’espoir de mieux voir le bébé. Alors, c’est toi. Tu es trop mignon. Et ils ont l’air tellement fier, tous les deux. Elle regarda Derek avec un air attendri.

    Il fixait obstinément l’image. C’est aussi pour cette raison que j’ai gardé cette photo. Je crois que c’est la seule où ma mère parait heureuse d’être avec moi. Peut-être qu’elle m’aimait un peu à ce moment-là.

    Oh Derek ! La voix de Meredith s’altéra sous le coup de l’émotion. Je suis sûre qu’elle t’aimait énormément, et qu’elle t’a aimé jusqu’à son dernier jour. C’est juste que… d’après Momsy, ton père l’a forcée à choisir entre toi et lui.

    Oui, et elle l’a choisi, lui, laissa froidement tomber Derek. Il prit la première photo et s’abîma dans sa contemplation, sans que Meredith n’ose plus l’en distraire. Elle mordit discrètement dans sa tranche de pain. Je l’adorais, tu sais, reprit soudain Derek après un long silence. Je l’idolâtrais même. Un sourire nostalgique naquit sur ses lèvres. Quand j’étais petit, j’aimais la regarder se préparer pour une soirée où elle devait accompagner mon père. Surprise par la douceur de sa voix, Meredith se sentit étrangement émue, avec la sensation qu’elle allait enfin découvrir le vrai Derek. Elle n’eut soudain plus faim et reposa ce qui restait du toast sur le plateau. Elle mettait des heures à choisir sa robe, ses bijoux, poursuivit Derek. Elle se maquillait avec soin et quand elle avait terminé, j’avais l’impression d’avoir une vraie princesse en face de moi. Il se revit, enfant, quand il restait des heures, bouche bée, dans un coin de la chambre de sa mère, à épier le moindre de ses gestes, se faisant tout petit pour qu’elle ne le remarque pas jusqu'au moment où elle avait terminé et où il se jetait sur elle en criant, Comme vous êtes belle, Maman ! Vous êtes la plus belle de tout le monde entier. Les bons jours, elle le remerciait d’un sourire et d’un furtif baiser sur la joue. Tant d’efforts pour plaire à ce connard qui n’en avait rien à foutre ! Il ne faisait même pas attention à elle, lâcha-t-il avec rage. Son corps se raidit subitement. Interdite, Meredith resta immobile, ne sachant comment réagir. C’est vrai qu’elle était belle, s’écria-t-il. Mais elle n’était pas que ça. Elle était cultivée et brillante. Elle s’intéressait à tout, à l’histoire, à la littérature, à la politique, aux sciences, à l’art. Il s’arracha enfin à la photo et se tourna vers Meredith. Sa mère est morte en la mettant au monde. Alors, mon grand-père l’a élevée seul. Il s’est vraiment consacré à elle. Il ne s’est jamais remarié parce qu’il ne voulait pas lui imposer une belle-mère avec laquelle elle aurait pu ne pas s’entendre. Mais à cause de son métier, il n’était pas très présent. Tu vois, je crois qu’il se sentait coupable de ne pas être souvent là et donc, il a compensé en lui passant tous ses caprices. Le léger embarras qui transparaissait sur son sourire se transforma en tendresse. Les nounous avaient pour consigne d’exaucer le moindre de ses désirs. Je crois qu’elle a été très gâtée, trop sans doute. En revanche, mon grand-père a été intraitable sur les études. Il regorgeait d’ambition pour elle. Il voulait qu’elle fasse de grandes choses. Meredith buvait ses paroles, excitée à l’idée de découvrir enfin ce mystère que semblait être l’histoire familiale de Derek. Elle ne le quittait pas des yeux, ne voulant manquer aucune des émotions qui se reflèteraient sur son visage. Il remarqua son attention et lui sourit, profitant du moment pour se rapprocher un peu d’elle. Il l’a surprotégée aussi. Elle était tout ce qui lui restait, alors, il avait tout le temps peur qu’il lui arrive quelque chose. Quand elle est devenue adolescente, je crois que ça n’a pas été facile pour elle. Les sorties entre amis, le cinéma, les boums, son père n’aimait pas ça. Pour lui, c’étaient des risques inutiles et aussi du temps perdu, volé aux études. Quant aux garçons… Il fit une grimace. A chaque fois que quelqu’un s’est intéressé à elle, ça n’a pas duré. Mon grand-père ne les trouvait jamais assez bien. Il fallait qu’ils soient de bonne famille, fortunés, bien élevés, intelligents, cultivés, ambitieux, que sais-je encore. Aucun n’a jamais rempli tous les critères.

    Mais ton père, oui ? demanda timidement Meredith.

    Lui moins que tous les autres, ironisa Derek. Il était intelligent, oui, et ambitieux, de façon démesurée. Pour le reste… Mais va savoir pourquoi, pour lui, elle a tenu tête à son père.

    Elle l’aimait vraiment, présuma la jeune fille.

    Oh ce n’était même plus de l’amour mais de la rage, maugréa Derek avec acrimonie. Ils se sont rencontrés dans une des rares soirées à laquelle elle avait été autorisée à participer. Lui, il n’avait même pas été invité. Il ne faisait qu’accompagner son coloc’, qui se trouvait être un lointain cousin de ma mère. A quoi tenait le destin parfois ? Au hasard le plus souvent. Mais contrairement à ce qu’on prétendait, celui-ci ne faisait pas toujours bien les choses. Le cousin a fait les présentations et elle a eu le coup de foudre.

    Et lui ?


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  • Derek souffla. Pfft ! J’en doute fort. Ce mec est incapable d’aimer qui que ce soit, à part lui-même. Meredith se souvint que Momsy lui avait dit la même chose. Elle était très belle, elle lui a plu sans aucun doute, supposa Derek. Mais si tu veux mon avis, elle aurait été laide, ça n’aurait pas changé grand-chose. Sans qu’il y prenne garde, il commença à s'exprimer plus nerveusement. En tant qu’ami du cousin, il avait certainement entendu parler de la famille. Il savait à qui il avait affaire. En plus, il était résident en chirurgie, il devait connaitre mon grand-père, du moins de nom. C’était un chirurgien très renommé. Il avait ouvert une clinique en ville. On parlait de lui dans les revues spécialisées. Epouser sa fille, pour un jeune chirurgien, c’était faire un immense bond en avant. Le ton de sa voix se fit plus dur. Je suis certain que ce salaud n’a vu en elle que le moyen d’assurer son avenir. Avec elle, il allait pouvoir s’introduire dans un milieu auquel il n’aurait jamais pu prétendre autrement. Et puis, elle représentait un défi pour lui. Réussir à séduire la jeune fille que tout le monde disait inaccessible, ça a flatté son ego. Le fait qu’elle soit belle ? Il ricana. C’était juste la cerise sur le gâteau. 

    Meredith commençait à mesurer pleinement le ressentiment, pour ne pas dire la haine féroce, qu’éprouvait Derek à l’égard de son père. Elle devait bien avouer que toute cette histoire l’intriguait énormément. Qu’est-ce qui pouvait bien amener les membres d’une même famille à se détester avec autant de force ? Et surtout, comment était-ce possible qu’une mère renie son enfant pour l’amour d’un homme ? Tu n’as pas une photo de ton père ?

    Les yeux écarquillés de Derek exprimèrent la répugnance qu’il ressentait à cette idée. Mon dieu non ! Pourquoi tu me demandes ça ?

    Meredith sourit devant sa réaction excessive. J’aurais bien voulu voir comment il était, s’il était beau.

    Derek haussa les épaules. Je suppose, vu toutes les gonzesses qu’il s’est tapées. J’imagine qu’il l’était. Moi, je le trouvais juste répugnant. Je n’ai jamais compris comment il avait pu avoir autant de succès. Je le détestais, grogna-t-il. On m’a dit que même bébé, je détournais la tête quand il venait près de moi. Il ne m’a jamais aimé mais je le lui rendais bien. Il remarqua soudain que Meredith n’avait pas terminé son toast. Tu ne manges plus ? s’inquiéta-t-il. Tu veux autre chose ?

    Non, j’ai assez. J’avais une faim de loup et puis, après deux bouchées… Elle lui sourit pour le remercier de sa sollicitude. Il lui rendit son sourire, comblé par cette complicité qui renaissait doucement entre eux. Les sourires s’évanouirent peu à peu pour faire place à une infinie tendresse qui, chez Derek, se mua rapidement en une expression intense d’amour et de désir. Son regard accroché à celui de Meredith, il se pencha lentement vers elle, centimètre par centimètre. Mais alors que leurs bouches allaient se frôler, la jeune fille, prise de panique, se leva et alla se poster à la fenêtre. Son cœur battait une chamade infernale. Elle avait envie que Derek l’embrasse, bien sûr, mais si elle l’avait laissé faire, cela aurait mis fin à leur conversation. Et il était hors de question de reprendre la relation tant qu’il y aurait encore autant de zones d’ombre. Alors, tes parents… qu’est-ce qui s’est passé après leur rencontre ? demanda-t-elle pour relancer la discussion, tout en lui adressant un sourire un peu embarrassé. Elle se trouvait cruelle de l’obliger à revivre tout ça, mais il fallait qu’elle sache.

    Il était déçu qu’elle l’ait repoussé mais pas vraiment surpris. Ce qu’elle était venue chercher, ce soir, ce n’était pas une nuit d’amour, mais la vérité. Après, peut-être, il l’espérait, elle se laisserait aller à ce qu’elle ressentait pour lui. Il s’enfonça dans le canapé. Elle a annoncé assez vite à son père qu’elle avait rencontré quelqu’un dont elle était amoureuse et que, cette fois, il était hors de question qu’elle y renonce. Je te l’ai dit, quand elle voulait vraiment quelque chose… Mon grand-père s’est incliné. Mais il parait qu’il a détesté mon père dès qu’il l’a vu. On m’a dit qu’il avait tout de suite cerné le personnage. Seulement, il ne pouvait rien faire. Sa fille ne l’écoutait plus. Il a juste insisté pour qu’elle poursuive ses études. Elle voulait devenir chirurgienne, ajouta-t-il en souriant. Je pense que c’est génétique chez nous. Il tendit le bras vers Meredith pour l’inviter à revenir près de lui, et ne cacha pas son admiration tandis qu’elle parcourait le petit mètre et demi qui les séparait. En s’asseyant, elle lui donna sa main qu’il embrassa délicatement avant d’entremêler leurs doigts. Il s’étonnait de la facilité avec laquelle il arrivait à se confier à elle. Il eut été abusif de dire que cela lui plaisait ou que cela le soulageait, mais en tout état de cause, ce n’était pas aussi pénible qu’il s’y attendait. Au regard de ce qu’il espérait gagner en retour, l’effort n’était pas démesuré. Malheureusement, tu vois, mon père avait d’autres projets. Il ne voulait pas d’une femme qui travaille, et surtout pas en chirurgie. Il ne pouvait y avoir qu’une star et c’était lui ! Mais sur ce point, ma mère… elle ne s’est pas laissé faire, dit-il en songeant qu’elle avait eu alors son dernier sursaut de fierté. Alors, il a trouvé le moyen de la faire plier. Il l’a mise enceinte.

    Meredith n’en revenait pas. Cette histoire était digne des "Feux de l’Amour" dont elle avait vu quelques épisodes avec Momsy. Tous les ingrédients étaient réunis pour le drame. Un célèbre chirurgien trop protecteur avec sa fille, laquelle tombait éperdument amoureuse d’un jeune homme prêt à tout pour satisfaire ses ambitions… L’amour, l’argent, la soif de gloire, la trahison, la déception et, elle le savait déjà, la mort au bout du chemin. Et au milieu de tout cela, un pauvre gamin complètement désemparé. Le bébé, c’était toi ?

    Derek acquiesça d’un petit signe de tête, les yeux perdus dans le vague, pensant avec tristesse à ce qu’avait sûrement représenté pour sa mère et son grand-père l’annonce de son arrivée. La tuile, dit-il à voix haute. La fin de tous les espoirs. Le drame, quoi.

    Meredith comprit qu’il parlait de lui. Non ! s’écria-t-elle avec force. Elle saisit la deuxième photo et la mit sous le nez de Derek. Regarde, regarde ça. Ils sont fiers, ils sont contents. L’ongle de son index indiqua le visage du vieil homme. Regarde le sourire de ton grand-père. C’est celui d’un homme heureux, Derek. Tu n’as pas été un drame pour lui.

    Une fois que j’étais né, non, nuança Derek. On m’a souvent dit à quel point il m’adorait. Mais au début…


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  • Ça a été un choc très certainement, mais pas un drame, s’entêta Meredith. Ta naissance a contrarié ses projets mais un bébé, surtout aussi mignon que toi, n’est jamais un malheur ! Et je suis sûre que pour tes parents aussi, ça a été un moment très heureux. Elle n’avait aucune certitude, bien sûr – ces gens étaient tellement bizarres, si différents de tout ce qu’elle avait connu – mais elle trouvait insupportable que Derek puisse penser que, jamais, il n’avait été désiré et aimé. L’idée qu’il avait grandi avec cette vision des choses la faisait frémir.

    Ah pour mon père, c’est certain, persifla Derek. Avec moi, il a remporté le jackpot. Je lui ai ouvert toutes les portes, à commencer par celles de l’église. Ils se sont mariés à la va-vite. Ma mère a encore vaguement suivi les cours à la fac jusqu’à son accouchement. Quand je suis né, il l’a convaincue de mettre ses études entre parenthèses parce que, bien sûr, un bébé a besoin de sa maman.

    Et pourquoi elle ne les a pas reprises après ?

    Il laissa échapper un ricanement nerveux. Parce qu’il lui a bourré le crâne avec ses boniments sur la famille idéale, les enfants qui se suivent de près pour créer des liens étroits entre eux et la maman dévouée et aimante qui se consacre à leur éducation, tandis que papa travaille pour le bien-être de tous. Sa bouche se déforma en un rictus de dégoût. Il pouvait se montrer tellement persuasif. Elle l'a écouté. Elle a eu ma première sœur, et puis la deuxième. C’était fini, elle était foutue.

    Et ton grand-père, il a réagi comment ? se renseigna Meredith.

    Ce mariage, ce que sa fille était devenue, tout ce qu’elle acceptait… Derek secoua la tête avec un air affligé. Bien sûr, il savait que mon père la trompait. Tout le monde le savait d’ailleurs. Ça l’a dévasté. Il est mort d’une crise cardiaque un peu avant la naissance de ma première sœur. J’avais environ trois ans. Émue, Meredith se serra contre lui, en nouant ses mains autour de son bras. Il posa les lèvres sur les cheveux de la jeune fille, au sommet de son crâne. Je ne me souviens pas du tout de lui. C’est dommage. Il paraît que c’était quelqu’un d’exceptionnel. Et lui, il n’aurait pas permis que mon père nous traite comme il l’a fait. 

    Meredith se redressa pour prendre le verre d’eau et but le reste de son contenu. Ton père… Momsy m’a dit que c’était terrible entre vous. Les disputes…

    Hmm… Les lèvres de Derek s’étirèrent en un sourire insolent. Je lui ai donné du fil à retordre, c’est vrai. Mais pas encore assez. Si c’était à refaire, je le ferais crever, ce salaud, gronda-t-il, à nouveau sérieux.

    A cause de ce qui s’est passé avec Abigail ? demanda Meredith. Elle mourait d’envie que ce chapitre de l’histoire, qui était de loin celui qui l’intéressait le plus, soit enfin abordé.

    Ouais, répondit Derek sans trop de conviction. Ça et tout le reste.

    Oui mais Abigail ? insista Meredith, n’arrivant plus à brider son impatience.

    Derek eut un petit rire moqueur. Ça te tracasse, cette histoire, hein !

    Meredith haussa les épaules mais ne le contredit pas. Il haussa les sourcils, avec un air un peu supérieur. Oh ça va, ronchonna-t-elle. Bien sûr que ça me tracasse !

    Il s’esclaffa. Petite sotte ! Il passa son bras autour du cou de la jeune fille et l’attira à lui. Je t’assure qu’il n’y a pas de quoi. Tu es bien plus importante pour moi qu’elle ne l’a jamais été. Cette fois, il s’enhardit à essayer de lui voler un baiser.

    Elle se déroba en tournant la tête. Ne va pas trop vite en besogne, toi. Elle lui lança une œillade coquine. Je n’ai pas encore décidé de ton sort.

    Son attitude, ses paroles apportèrent à Derek la quasi-certitude qu’il avait remporté, si pas la guerre, du moins une victoire très importante. Il s’en sentit tout ragaillardi. Alors, Abigail ! commença-t-il de façon détachée, un peu trop pour être totalement sincère. Quoi qu’il en dise, le sujet restait délicat et douloureux. Eh bien, on s’est rencontré à la fac…

    Les lèvres pincées, Meredith lui coupa directement la parole sur un ton un peu acide. Un vrai canon, bien sûr.

    Il nota avec plaisir qu’elle était jalouse mais ne le lui fit pas remarquer. Un canon, non, mais elle était plutôt jolie, c'est vrai. Il se leva et rejoignit la cuisine pour préparer du café.

    Fébrile, Meredith poursuivit son interrogatoire. Et elle, tu as une photo ?

    Derek secoua la tête. Non. Tu sais, je ne suis pas vraiment le genre de gars qui prend des photos de ses copines. Je l’ai regretté d’ailleurs. Quand on était séparé, j’aurais aimé en avoir de toi. Ça me manquait tellement de ne plus te voir. Touchée, Meredith lui adressa un tendre sourire et il dut résister à l’envie de courir vers elle pour la renverser sur le divan et lui faire l’amour. Et concernant Abigail, reprit-il, elle était sur quelques photos de groupe qu’on avait fait avec notre bande de copains mais j’ai tout jeté. Elle n’a rien fait qui, au bout du compte, m’ait donné envie de garder des souvenirs. Il rit doucement en voyant la mine déconfite de son amie. Bébé, tu verrais ta tête !

    Meredith comprit qu’il se moquait un peu d’elle. Quoi ? riposta-t-elle. J’ai envie de savoir à quoi elle ressemble. C’est normal, non ?

    Il ne la contredit pas. A quoi elle ressemble… Pas très grande, à peu près comme toi, un peu plus ronde, presque pas de poitrine, ce qui est un bon point pour toi. Meredith le fusilla du regard.


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  • A l’époque, aussi brune que tu es blonde, enchaina Derek tout en plaçant la capsule de café dans la machine qu’il avait achetée après avoir vu George Clooney en vanter les louanges à la télévision. Elle était très différente de toi et pas seulement physiquement. Elle était aussi sournoise que tu es franche. Ce n’était pas une bonne personne. Toi, oui, et c’est très important pour moi. Meredith rougit. Il lui montra une petite tasse. Tu en veux ?

    Elle fit signe que oui. Qu’est-ce qui t’avait plu chez elle ?

    Derek fit une petite moue, comme s’il n’arrivait plus vraiment à se rappeler ce qui avait pu l’attirer en Abigail. Aujourd’hui, je dirais que c’était surtout parce qu’elle était un peu comme moi, elle ne prenait pas grand-chose au sérieux, sauf la médecine. On avait la même passion pour ce qu’on faisait et on voulait réussir à n’importe quel prix. Encore que, il semble qu’au bout du compte, elle était prête à payer bien plus cher que moi, conclut-il avec ironie.

    Meredith comprit l’allusion. Cela rejoignait ce que Momsy lui avait dit, à savoir que Abigail avait certainement séduit Shepherd père par ambition. Comment c’est arrivé ? Avec ton père ? Derek ne répondit pas mais revint près d’elle avec deux tasses remplies du breuvage fumant. Elle prit celle qu’il lui tendait et posa ses lèvres sur le rebord pour aspirer un peu de café. Il est bon, murmura-t-elle avant d’en prendre une autre gorgée.

    Derek sourit. Nespresso. Quoi d’autre ? Il commença à siroter sa boisson.

    Meredith pouffa de rire. Rien ! Elle sentait qu’il rechignait à aborder le fond du problème et décida de lui accorder une pause. Elle éleva légèrement sa tasse avant de la déposer sur la table. C’est parce que tu es fan de Clooney ?

    Non, plutôt parce que j’aime bien ce café tout simplement. Derek la dévora du regard. Qu’elle soit là, dans son salon, c’était presque insensé et en même temps, il avait l’impression que le désastre qu’avait été sa vie jusqu’à présent avait pris fin lorsqu’à peine entrée, elle lui avait dit qu’elle l’aimait et qu'elle voulait être avec lui. Pourquoi as-tu parlé de nous à ta mère ? lui demanda-t-il soudain. Hier, tu ne voulais pas qu’elle sache et finalement, tu lui dis. Pourquoi aujourd’hui ?

    Meredith pencha sa tête sur le côté en soulevant un peu les épaules. Ce matin, quand je suis rentrée chez moi, Cristina et Izzie étaient là. C’est Izzie qui a parlé de toi. Le regard de Derek s’assombrit un peu. Ainsi donc, ce n’était pas elle qui avait révélé la vérité à sa mère. Meredith vit qu’il était déçu. J’étais tellement mal, tenta-t-elle de se justifier. Tu avais été si dur. Et moi aussi, c’est vrai, ajouta-t-elle rapidement en réponse au regard indigné qu’il venait de lui lancer. Je n’avais qu’une envie, aller dans mon lit et pleurer un bon coup. Mais j’arrive et Izzie qui raconte que tu m’as trompée et que je me console avec Mark. Il fronça les sourcils. Elle et Cristina sont persuadées que je me partage entre toi et Mark, lui expliqua-t-elle. Cette idée saugrenue ramena le sourire sur le visage de Derek. Meredith se détendit un peu. Je sais, c’est ridicule. Mais ma mère… Alors, je lui ai dit que c’était faux, qu’il n’y avait rien entre Mark et moi, que c’était toi que j’aimais et… Elle s’arrêta net. Il était encore trop tôt pour lui répéter le reste de sa conversation avec sa mère. Voilà.

    Derek se douta qu’elle avait omis quelques détails mais il ne posa aucune question. Il n’avait pas besoin de tout savoir pour le moment. Meredith était venue pour avoir des explications, pas pour en donner. Il reprit là où il en était resté. J’ai fait la connaissance d’Abigail en milieu de troisième année, pendant un cours de dissection anatomique. On est sorti ensemble assez rapidement. Il posa sa tasse de café sur la table.

    Meredith fronça les sourcils. Tu veux dire dissection de…

    De cadavres, oui.

    Elle prit un air dégouté. L’amour à la morgue ! Très romantique !

    Là ou ailleurs ! plaisanta Derek. Il imagina sa réaction s’il lui rapportait tout ce qui se passait dans les hôpitaux. Quand on fréquentait la mort tous les jours, le sexe était le meilleur moyen de se sentir vivant.

    Donc, tu l’as draguée au-dessus du corps d’un pauvre malheureux qui était en train de se faire découper ! persifla Meredith. C’est sordide. Elle avait beau se raisonner – après tout, c’était elle qui avait exigé qu’il lui révèle tout sur son passé – mais elle détestait l’entendre parler de ce premier amour qu’il avait vécu. 

    S’il remarqua avec plaisir qu'elle était agacée, Derek ne voulut pas en abuser et décida de ne pas la torturer davantage en gardant pour lui certains détails de l’histoire, ce qui lui convenait parfaitement par ailleurs. Il n’avait pas envie de se souvenir outre mesure d’Abigail. Mon père était un de nos profs. Il a très vite été au courant pour nous. C’est normal, il était aux premières loges. En même temps, on ne cherchait pas à se cacher. Il a commencé à en parler à la maison, surtout pour se foutre de moi d’ailleurs. Il me surnommait Valentin ou Romeo, selon les jours. Enfin, des conneries de ce genre, ajouta-t-il en levant légèrement les yeux au ciel. Jusqu’au jour où il a décrété qu’il était temps que je la présente à la famille. C’est ce que j’ai fait. Et dans la foulée, elle m'a présenté ses parents. Il sourit tendrement à Meredith. Elle était magnifiquement belle et il mourait d’envie de la prendre dans ses bras pour l’emmener à l’étage du dessous, tout en sachant qu’il ne le ferait pas. Il n’était plus question de brûler les étapes.

    Vous étiez ensemble depuis combien de temps ?

    Environ six mois.

    C’était sérieux alors ? Le sentiment de jalousie qu’éprouvait la jeune fille commençait à s'atténuer, surtout parce que le détachement avec lequel Derek lui narrait son histoire semblait démontrer qu’il l’avait digérée et était capable de passer à autre chose.


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  • Derek haussa les épaules. Disons plutôt que ça commençait à le devenir, mais pas au point de déjà faire les présentations officielles. Si mon père ne l'avait pas exigé, je ne l'aurais pas fait. C'était un peu rapide pour moi. Mais j’étais amoureux, oui. Je croyais que tout allait bien, on avait des projets. Qui de lui ou d’Abigail avait parlé en premier de s’associer pour ouvrir un cabinet, une fois leur diplôme obtenu ? Il ne s’en souvenait plus vraiment mais il savait qu’ils en parlaient souvent. Comment avait-il pu être aussi bête ? Je n’ai rien vu venir, reconnut-il

    C’est Mark qui a découvert la vérité ? demanda Meredith.

    Hmm hmm… Il l’a détestée dès le premier jour, lui apprit Derek. Et c’était réciproque. Ils ne se supportaient pas. Ils n’arrêtaient pas de se chamailler et moi, j’étais toujours entre les deux. Il me disait de me méfier mais… Il prit la main de Meredith et, après en avoir embrassé doucement la paume, plaça celle-ci contre sa joue. Il ferma les yeux tout en continuant de bécoter l’intérieur du poignet de la jeune fille, heureux qu’elle le laisse faire. Quand il était avec elle, il ne ressentait ni peur ni haine, mais seulement de la sérénité. On a raison de dire que l’amour rend aveugle, dit-il en rouvrant les yeux. Il la laissa retirer la main de son visage mais la lui reprit, à peine posée sur le fauteuil.

    Et Mark, comment il l’a su ? Meredith commençait à s’en vouloir vraiment d’obliger Derek à se remémorer ces mauvais souvenirs, mais son envie de savoir et de comprendre était la plus forte.

    Comme il allait arriver au moment le plus glauque de son récit, Derek se sentit devenir un peu plus nerveux et se dit qu’un petit verre ne lui ferait pas de mal. Il se leva et repartit une fois encore à la cuisine. Un de nos copains lui a dit qu’il avait surpris une conversation entre deux filles, dont l’une était la colocataire d’Abigail. Elle la soupçonnait de coucher avec mon père. Il retira de son sachet la bouteille avec laquelle il était revenu et la montra à Meredith. Elle secoua la tête avec une grimace. Après ses excès de la veille, elle n’était pas prête à boire à nouveau de l’alcool. Il revint près d’elle avec la bouteille et un verre. Au début, Mark n’y a pas cru. Il n’aimait pas Abigail et il savait ce dont mon père était capable, mais ça… c’était vraiment difficile à avaler. Il remplit son verre à moitié. Mais le copain était digne de confiance et il avait l’air sûr de lui, alors Mark a mené son enquête. Il avala le bourbon cul-sec. Et quelques jours plus tard, il m’a annoncé que ça faisait un bon moment que mon père baisait ma copine et que pas mal de monde sur le campus était déjà au courant. Il se resservit un autre verre.

    Tu l’as cru immédiatement ? Meredith essayait de se mettre à sa place et elle se disait que, si quelqu’un, fût-ce son meilleur ami, lui avait fait une telle révélation, elle aurait eu au moins un moment de doute.

    Derek but le deuxième verre aussi vite que le premier. C’était Mark, et il était question de mon père. J’ai tout de suite su que c’était la vérité. Il se penchait en avant pour reprendre la bouteille lorsque Meredith lui posa la main sur le bras. Il se retourna et vit la petite lueur de reproche qui dansait dans ses yeux. Il s’excusa avec un sourire et renonça au bourbon. Il avait espionné Abigail et il avait remarqué qu’elle se rendait au bureau de mon père, tous les jours, à la même heure. Donc, je me suis invité. Ses jambes se mirent soudain à fourmiller. Il se mit debout et alla coller son nez à la fenêtre, pour suivre les lumières des quelques embarcations qui rentraient au port de plaisance. Je suis entré et… Il soupira. Elle avait le sexe de mon père en bouche. J’ai été tellement… – il ne trouva pas de mot pour qualifier son état d’esprit à ce moment – je n’ai rien dit, je n’ai pas bougé. Ses souvenirs étaient tellement précis qu’il avait l’impression, alors que douze années s'étaient écoulées, de vivre la scène comme si elle était en train de se dérouler sous ses yeux. La porte qui s’ouvre avec un léger grincement, Abigail à genoux en train d’avaler goulument la verge de son professeur lequel, alerté par le bruit, se tourne vers la porte avec un regard où brille une lueur de panique, aussitôt remplacée par un intense soulagement lorsqu’il reconnait son fils, sa main sur la tête d’Abigail pour la maintenir en place pendant qu’il jouit dans sa bouche avec ce râle de plaisir que Derek pouvait encore entendre. Ne désirant pas s’étendre sur le sujet, il passa directement à l’épilogue. Mon père a tourné la tête vers moi et il a joui. Epouvantée, Meredith porta la main à sa bouche. Comme si le fait que je sois là avait déclenché son orgasme, supposa Derek dont la voix était devenue plus grave. Il se tourna vers la jeune fille. Et tu sais ce que j’ai pensé en cet instant précis ? lui demanda-t-il avec un petit rire cynique. Elle secoua la tête, incapable de prononcer un mot. Qu’elle faisait avec lui ce qu’elle n’avait jamais fait avec moi. C’est ridicule, non ? Penser à ça dans un tel moment. Comme si c’était ça qui était important.

    Meredith se tut, ne sachant que lui répondre. Elle avait beaucoup de mal à imaginer ce qu’on pouvait ressentir en de telles circonstances, à part un immense dégout et un sentiment d’horreur. Que Derek ait alors eu des pensées hors de propos ne l’étonnait pas. Qui n’aurait pas été chamboulé en découvrant une telle trahison ? Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?

    Mon père, ça a été un truc du genre, désolé que tu l’aies appris comme ça. Elle ? Rien. Logique, elle avait encore la bouche pleine, railla Derek avec une intonation caustique. Je suis sorti et, à peine dehors, j’ai vomi.

    Meredith se leva d’un bond et courut le prendre dans ses bras. C’est horrible. Je n’imaginais pas à quel point… Il l’enlaça et, les yeux fermés, nicha son visage dans son cou en humant le parfum de sa peau. Elle lui passa tendrement les doigts dans les cheveux, retrouvant avec plaisir des sensations du passé. Je suis désolée de t’avoir obligé à revivre tout ça, lui murmura-t-elle à l’oreille. Je comprends un peu mieux maintenant pourquoi tu avais tellement peur de retomber amoureux. Mais je te jure, Derek, que jamais, jamais, je ne ferais…

    Il se redressa et lui prit le visage entre ses mains. Je sais. Je sais, mon amour. J’ai toujours su que tu n’étais pas comme elle. Il rêvait de l’embrasser mais se retint. Il savait que s’il se laissait aller à son désir, il n’aurait plus ni l’envie ni la force d’aller au bout de sa confession.


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