• Oui, c’est déjà arrivé, confirma Anne en prenant sa fille à témoin. Gloria m’a raconté qu’un matin, vous aviez quitté la maison pour aller travailler et qu’Ellis vous avait suivies. C’est un voisin qui l’a trouvée deux rues plus loin. Elle était complètement égarée, dans tous les sens du terme.

    Derek opina de la tête. Effectivement, le risque de fugue n’est pas à négliger. Ces personnes ont du mal à rester assises. Alors, elles marchent pendant des heures, sans but, et elles finissent par se perdre.

    Mais si on les surveille bien, ça peut être évité, estima Anne.

    La moue de Derek attesta de son scepticisme. Peut-être. Mais c’est épuisant de devoir courir après un proche, de toujours le surveiller où qu’il soit. Et puis, il peut déambuler aussi dans la maison, avec tous les risques d’accidents que cela comporte. Vous êtes constamment sous pression. Il sourit avec compassion à la dame qui semblait de plus en plus démoralisée par ce qu’elle entendait. Vivre avec un malade d’Alzheimer, c’est une sollicitation de tous les instants. A un certain stade, il devient incapable de toute initiative. Donc, il faut lui dire de manger de se laver, de s’habiller…

    Heureusement, Ellis n’en est pas encore à ce stade, dit Anne, bien décidée à voir le bon côté des choses. Ce que Derek lui laissait entrevoir était tellement horrible qu’il fallait qu’elle se rassure d’une manière ou d’une autre.

    Meredith haussa légèrement les épaules. Non, mais elle met parfois un pull à col roulé alors qu’il y a plein soleil. Et elle se fâche quand on veut la faire changer.

    Derek enchaîna. Les crises de colère sont fréquentes. Le malade déprime, il est anxieux, il devient agressif. Il délire aussi. Il pense que des choses qui n’existent que dans son imagination sont réelles. Par exemple, il prétend que des voleurs se sont introduits dans la maison, ou bien que ses voisins lui veulent du mal. En l’écoutant citer tous les problèmes qui pouvaient survenir, Anne commençait à entrapercevoir les difficultés qui allaient se présenter. Et encore ! Elle pressentait que Derek n’en était qu’au début. Elle regarda sa fille avec un air abattu et le chirurgien eut pitié d’elle. Il va de soi que l’évolution de la maladie est différente pour chaque personne. Et tous les malades ne présentent pas tous les symptômes que je vous décris. Par exemple, le phénomène de désinhibition ne se manifestera pas automatiquement

    Agacée par ce terme trop spécifique autant que par le mépris dans laquelle il la tenait, Meredith fit claquer sa langue contre son palais. C’est-à-dire ?

    Fidèle à son principe, Derek ne lui prêta pas attention. Il se leva pour aller jusqu’au frigidaire. Vous êtes sûre que vous ne voulez toujours rien boire, Madame Grey ?

    Non, toujours rien. Merci, Docteur. Anne fronça les sourcils en voyant Derek sortir une petite bouteille de Coca Zero et la verser dans un verre. Cette fois, la confusion n’était plus possible. Il n’avait pas demandé à Meredith ce qu’elle voulait boire et, donc, le soda qu’il était en train de servir était plus que certainement pour lui. Cet homme semblait bien élevé, il était même affable. Pourquoi alors se conduisait-il aussi grossièrement ? Voulait-il faire payer à Meredith le comportement agressif qu’elle manifestait à son égard ?

    Puisque c’est proposé si gentiment, je veux bien un verre d’eau. Merci, Docteur, persifla Meredith. S’il croyait qu’elle allait encore se laisser snober, il se trompait. Elle était tellement exaspérée qu’elle se moquait totalement maintenant de sauver les apparences vis-à-vis de sa mère. Tout ce qu’elle voulait, c’était que Derek craque, qu’il abandonne sa ligne de conduite débile et qu’il lui parle.

    Anne allait d’étonnement en étonnement. Elle avait le souvenir d’une jeune fille très timide, effacée, craintive même de temps à autre, qui ne disait jamais un mot plus haut que l’autre, et là, elle découvrait une femme sûre d’elle, effrontée, et parfois franchement cassante. Ce qui la déroutait surtout, c’était l’impertinence, l’impolitesse même, dont Meredith faisait preuve envers le chirurgien. C’était d’autant plus étrange qu’il était également un de ses clients, à la boutique. Voilà une attitude qui n’était pas très commerciale et qui ne pouvait se justifier, à la rigueur, que s’il y avait eu un incident entre eux. Ou bien il s’agissait d’un effet du trouble de stress post-traumatique découlant de la tentative de viol que sa fille avait subie. Le médecin étant un homme, peut-être que Meredith transférait sur lui la colère qu’elle éprouvait envers George. Il va falloir qu’elle m’explique, se jura Anne.

    Comme Derek lui tournait encore le dos, Meredith ne vit pas le sourire satisfait qu’il arborait. L’état d’énervement dans lequel il avait réussi à la mettre l’amenait lentement à oublier les règles qu’elle avait elle-même fixées. Pour peu que sa mère soit un peu perspicace, elle n’allait pas tarder à saisir qu’il y avait anguille sous roche. Après avoir servi le verre d’eau, Derek vint le poser sur le bureau, sans un regard pour celle à qui il était destiné, se fendant cependant d’un sec S’il vous plait. Il revint s’asseoir et, après avoir souri gracieusement à Anne et bu une gorgée de son soda, il reprit son explication. Avec la mémoire, les malades perdent aussi les notions de respect des règles de bienséance. Ils disent tout ce qu'ils pensent, ou bien ils utilisent un langage ordurier. Ils peuvent se mettre à hurler en pleine rue, se déshabiller dans un magasin ou encore avoir un comportement sexuellement déplacé. Ils ne se rendent plus compte que ce qu’ils font est incorrect. C’est ce qu’on appelle la désinhibition.

    Meredith et sa mère échangèrent un regard catastrophé, comprenant que contrairement à ce qu’elles croyaient, le pire restait encore à venir. Je ne m’attendais pas à ça, reconnut Anne. Quand ma belle-sœur a appris sa maladie, dit-elle à l’intention de Derek, son médecin lui a conseillé de rester chez elle, pour maintenir ses repères le plus longtemps possible. Le médecin approuva d’un hochement de tête. J’habite dans le Kentucky, crut lui apprendre Anne. Ellis a perdu son mari il y a une dizaine d’années. Comme elle n’avait personne pour s’occuper d’elle, elle a engagé une dame de compagnie qui avait une formation d’infirmière. Cette dame est très investie et très efficace, je dois dire. Une vraie perle, ajouta-t-elle avec un sourire ému en pensant à la fidèle Gloria. Ça a très bien fonctionné au début mais l’état de ma belle-sœur a empiré et… La dame de compagnie a une famille. Elle ne peut pas rester à son poste jour et nuit. Quand Meredith a décidé de venir à San Francisco avec ses amies, j’ai cru avoir trouvé la solution mais je me suis trompée, déplora-t-elle.


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  • L’impression que sa mère lui reprochait de ne pas être à la hauteur fit monter les larmes aux yeux de Meredith. Maman, ce n’est pas que je ne veux pas m’occuper de tante Ellis mais… Le jour, je travaille. Le soir, je dois veiller sur elle. Et je vis quand, moi ? J’ai vingt-et un ans et je devrais passer tout mon temps libre auprès d’une malade ? En plus, je ne sais pas comment agir avec elle ! Une larme coula le long de sa joue.

    En dépit de l'attitude qu'elle avait adoptée envers lui, Derek eut pitié de sa détresse. De plus, il était totalement d’accord avec elle. Il lui avait assez répété que ce n’était pas à elle de gérer ce genre de situation. Ce fut pour cela qu’il décida de lui apporter son soutien. Effectivement, le maintien à domicile demande un investissement humain très important, parce que la surveillance doit être constante. La responsabilité est énorme, surtout pour une personne de l’âge de votre fille, exposa-t-il à Anne. Il fut touché de voir le regard plein de reconnaissance que lui lançait Meredith et il esquissa un bref sourire.

    Oui, je m’en rends compte maintenant. Anne se tourna vers sa fille. Tu as raison, je t’en ai trop demandé. Tu as le droit de vivre ta vie. Elle réfléchit un bref instant. Je devrais peut-être envisager de venir vivre à San Francisco.

    Maman ! s’écria Meredith, interloquée. Ta vie est à Crestwood. Tu as tes amies, ton travail… Et papa ? Tous les moments que tu passes avec lui, tu es prête à y renoncer ?

    L’émotion submergea Anne Grey. En effet, elle se rendait au moins trois fois par semaine au cimetière. Elle aimait passer de longues heures, assise sur la pelouse, juste à côté de la tombe de son défunt mari, pour lui conter ce qui faisait sa vie depuis qu’il n’était plus là : en premier lieu bien sûr, tout ce qui concernait Meredith, et puis pêle-mêle, ses tracas professionnels, ses petits problèmes domestiques, les naissances, mariages et décès qui survenaient dans son entourage, les derniers potins… Elle se plaisait à croire qu’il l’entendait et qu’elle arrivait parfois à le distraire avec ses petites histoires. De temps en temps même, elle avait l’impression de l’entendre rire. C’était tous ces petits moments qui lui permettaient de tenir le coup sans lui. Meredith avait raison. Le sacrifice serait énorme. Ma chérie, que je sois à Crestwood ou pas, ça ne change plus rien pour ton papa, dit-elle d’une voix douce. Quant au travail, on peut en trouver partout quand on est de bonne volonté. C’est la sœur de ton père, Meredith, se justifia-t-elle devant le regard dubitatif de sa fille. Elle a veillé sur lui quand il était petit. Je veux lui rendre la pareille, conclut-elle en se tournant vers Derek avec un sourire qui se voulait plein de bravoure mais qui cachait mal son désarroi. Elle n’était vraiment pas sûre d’être à la hauteur de la tâche qui l’attendait.

    Je comprends vos motivations, Madame et je les respecte, assura le chirurgien. Mais si vous m’autorisez à donner mon avis – Anne et Meredith acquiescèrent simultanément d’un signe de tête – je ne crois pas que ce soit une bonne idée. En tout cas, si j’étais à votre place, je ne le ferais pas. D’habitude, lorsque les familles de ses patients lui demandaient des conseils, il s’abstenait toujours de donner son avis personnel et se bornait à énoncer froidement les faits et les différentes options, sans parti pris, afin que les personnes concernées puissent prendre une décision en toute connaissance de cause, mais aussi en toute indépendance. Il se rendait compte que, dans le cas présent, il enfreignait cette règle d’or, parce qu’il s’agissait de Meredith et que, malgré toute sa volonté, il lui était impossible de rester neutre. Vous voyez, le problème avec Alzheimer, c’est que la personne qui en souffre est dans son monde et ce monde est en total décalage avec le nôtre. C’est pour cela que cette maladie est bien plus éprouvante pour l’entourage que pour le patient lui-même. A nouveau, il décida de se baser sur du concret pour faire comprendre à Anne ce dont il était question. Par exemple, votre belle-sœur peut fort bien se réveiller en pleine nuit, marcher dans la maison ou s’habiller. En revanche, elle va passer des heures au lit en pleine journée. Si vous décidez de vous occuper d’elle, vous allez être sollicitée à toute heure du jour et de la nuit et vous allez accumuler une fatigue dont l’effet ne sera pas négligeable, à plus ou moins long terme, sur votre humeur et votre état de santé.

    Alors, vous êtes du même avis que Meredith ? Vous pensez qu’il faut placer Ellis en maison de retraite ? s'enquit Anne d’une voix soudain éteinte.

    Derek secoua la tête. Peut-être pas immédiatement, non. Il y a des centres thérapeutiques qui accueillent les malades pendant la journée. Ils participent à des activités comme des exercices de motricité, des jeux, des activités artistiques, des ateliers de stimulation cognitive. C’est vraiment bénéfique pour eux.

    Ça a l’air très bien mais ça ne résout pas le problème de la nuit, fit remarquer Meredith, ses yeux suppliants allant de sa mère à Derek. Gloria rentre chez elle le soir. On fait quoi alors ?

    Derek hésita avant de répondre. Etait-ce à lui de trouver des solutions pour qu’elle puisse s’amuser, sortir, sans lui, avec d’autres sûrement ? Il s’y résolut. Puisque leur histoire était terminée, il n’avait pas à la retenir prisonnière, sans parler du danger que cela représentait pour Ellis de la laisser aux mains d’une jeune fille inexpérimentée. Il était peut-être temps de conclure une trêve. Si cette dame ne peut pas assurer la garde de nuit, vous devrez faire appel à une garde-malade. Il y a des organismes très sérieux qui pourraient vous envoyer une personne qui soit formée pour répondre aux besoins de votre belle-sœur.

    Nous en avons déjà une, fit remarquer Meredith. C’est une infirmière à domicile, elle nous a été fournie par une association que Gloria a contactée. D’après elle, les tarifs sont vraiment intéressants.

    Eh bien, voilà déjà un problème de réglé, décréta Derek. Il ne s’était pas encore posé la question, mais à cet instant il sut qu’il continuerait d’assumer les frais de garde de la tante de Meredith tant que ce serait nécessaire. C’était le moins qu’il pouvait faire pour la jeune fille, après le chagrin qu’il lui avait causé.


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  • Oui, mais il y a les soins médicaux à proprement parler, objecta Anne. Ça n’est pas gratuit.

    Non, bien sûr, admit Derek. Toutefois, si votre belle-sœur a une assurance-maladie, cela devrait couvrir les frais.

    Je n’en ai aucune idée, confessa Anne. Je vais devoir me renseigner. J’espère que Gloria est au courant. Derek lut la panique dans ses yeux. Il avait déjà vu cette réaction chez bon nombre de parents de patients, lorsqu’ils réalisaient que la situation était en train de leur échapper et qu’ils étaient seuls pour résoudre toute une série de problèmes. Et si jamais, elle n’a pas d’assurance ? reprit Anne. Effrayée par cette perspective, elle se mordilla la lèvre inférieure. Un jour, nous devrons sans doute la mettre en maison de retraite. Comment on va payer les frais ? Il y a bien sa maison mais je ne sais pas si on a le droit de la mettre en vente de son vivant.

    On pourrait la louer peut-être, avança timidement Meredith.

    Puisque vous évoquez les problèmes financiers, intervint Derek, je ne peux que vous conseiller de demander à votre belle-sœur, pour autant qu’elle ait encore des moments de lucidité évidemment, qu’elle vous donne procuration. Vous pourrez alors gérer ses biens. Si elle n’est plus capable de prendre ce genre de décision, vous devrez vous faire désigner comme sa tutrice légale.

    Voilà encore quelque chose à laquelle Anne n’avait pas pensé. Et pourtant, il était évident qu’Ellis n’était plus apte à s’occuper d’argent. Cette maladie est épouvantable, s’écria-t-elle, abattue par ce flux de mauvaises nouvelles.

    Derek secoua imperceptiblement la tête. Oui, et malheureusement la médecine est encore impuissante face à elle. On ne connait pas son origine. Quant à la soigner…

    Mais enfin, il n’y a pas de traitements, pas de médicaments ? s’exclama Anne, révoltée.

    Derek se laissa aller dans le fond de son fauteuil. Il y a des médicaments, mais ils ne font que ralentir l'évolution de la maladie, sans la stopper. Le malade se dégrade plus lentement, c’est tout ce qu’on peut faire. A partir d’un moment, il ne sert plus à rien de prescrire ces médicaments, ils n’ont plus aucun effet. C’était ce qui lui avait été le plus pénible, au début de sa carrière, accepter l’idée que parfois, il n’y avait plus rien à faire et qu’il fallait laisser la maladie et la mort faire leur œuvre.

    Est-ce qu’on meurt de la maladie d’Alzheimer ? demanda Meredith d’une petite voix peu assurée.

    Parce que la question était grave et importante, et qu’il avait entendu à son intonation qu’elle était inquiète, Derek cessa de faire semblant de ne pas l’entendre. Pour la première fois depuis le début de l’entretien, il la regarda en face. Oui, dans son stade avancé, ça devient une maladie mortelle, comme le cancer. Mais dans la plupart des cas, le décès est causé par des complications dues à l'inconscience du malade : chute, aggravation d'une infection qu’il n’a pas pu signaler, façon d'avaler qui provoque l'étouffement…

    Oh mon dieu ! Quelle horreur ! gémit Anne, en portant la main à sa bouche

    Je suis désolé, Madame, vraiment désolé, certifia Derek avec une sincère compassion. J’aurais aimé avoir de meilleures nouvelles à vous annoncer.

    Anne lui sourit tristement. Vous n’y êtes pour rien, Docteur. C’est déjà tellement gentil de votre part d’avoir bien voulu nous consacrer tout ce temps. D’ailleurs, nous n’allons pas vous retenir plus longtemps. Elle se leva avec l’envie pressante de quitter ce bureau où elle avait la sensation d’étouffer, pour se retrouver à l’air frais. Ce qu’elle venait d’apprendre l’avait profondément bouleversée, choquée même. Il lui faudrait du temps pour digérer tout ça.

    Derek se leva également et fit le tour de son bureau pour lui dire au revoir. Je regrette de ne pas pouvoir faire plus.

    Anne serra la main qu’il lui tendait puis fit deux pas vers la porte, avant de faire prestement demi-tour. Une horrible idée venait de la frapper. Dites-moi, Docteur, est-ce que cette maladie est héréditaire ? Je vous demande ça pour ma fille et les enfants qu’elle aura un jour.

    Les enfants de Meredith ! Jamais Derek n’avait pensé à cela, si ce n’était à Aspen, et cela s’était conclu par l’achat de la pilule. Il se tourna vers la jeune fille et la regarda dans les yeux. Elle lui rendit son regard, intensément. L’espace d’un instant, le temps fut suspendu. Ils ne se souciaient plus de ce qu’Anne pourrait en penser. A peine se souvenaient-ils qu’elle était là. Avec son interrogation, elle les avait mis, sans le vouloir, face à la réalité. Une vie, un couple, des enfants, tout ce qu’ils ne vivraient jamais, du moins pas ensemble. L’image de Meredith entourée d’enfants qu’un autre lui aurait faits parut intolérable à Derek. Rassurez-vous, selon les études qui ont été réalisées jusqu’à présent, rien ne prouve que la maladie soit héréditaire, répondit-il en se détournant de son ex petite amie, avec la soudaine envie d’être seul.

    Merci, répondit sobrement Anne. Il aurait fallu qu’elle soit aveugle pour ne pas voir ce qui venait de se produire. Le regard que sa fille avait échangé avec le médecin n’avait rien d’anodin. Il était fervent, enflammé, passionné. En tout cas, il révélait que ces deux-là se connaissaient bien mieux qu’ils ne le prétendaient. En revanche, ce qu’Anne ne comprenait pas, c’était la raison du petit jeu auquel ils s’étaient livrés. Pourquoi jouer à être des étrangers l’un pour l’autre ? Lui qui l’ignorait, elle qui le provoquait par ses petites phrases assassines... Anne se promit de tirer tout cela au clair dès qu’elle se retrouverait seule avec sa fille. Au revoir, Docteur, fit-elle en avançant vers la porte.


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  • Derek se précipita pour ouvrir la porte à la mère de Meredith. Madame… Mademoiselle, dit-il à la jeune fille qui passait devant lui. L’intonation n’était plus froide mais douloureuse.

    Docteur, répondit-elle. Merci beaucoup. Elle jeta un bref coup d’œil vers sa mère qui s’était légèrement éloignée, pour vérifier qu’elle ne risquait pas de l’entendre. Merci pour ce que tu lui as dit, chuchota-t-elle. Je crois que tu as réussi à la convaincre.

    Je n’ai fait que dire la vérité, rétorqua Derek. Si cela a pu vous aider, j’en suis heureux. Heureux ? Il ne l’avait pas été souvent, si ce n’était avec elle, et maintenant qu’ils étaient séparés, il ne l’était plus du tout. Il ne le serait sans doute plus jamais.

    Derek, murmura Meredith sur un ton de reproche. Sa mère n’avait pas deviné la vraie nature de leur relation. Quant à eux, n’avaient-ils pas baissé les armes en fin de conversation ? Pourquoi s’obstinait-il donc dans cette attitude qui n’avait plus lieu d’être ? Tu n’as plus besoin de…

    Il lui coupa la parole, en évitant son regard. J’ai fait ce que tu voulais, dit-il à voix basse, pour que sa mère, dont il voyait bien qu’elle les épiait, ne les entende pas. Alors maintenant va-t’en, je t’en prie. Ne rendons pas cela plus pénible que ça ne l’est. Il referma rapidement la porte après avoir adressé un dernier signe de tête à Anne Grey.

    Interdite par les derniers mots de Derek, Meredith resta figée, les yeux fixés sur la porte qui venait de lui être fermée au nez. Plus pénible que ça ne l’était ! Pour qui ? Pour lui ? Mais à qui la faute ? Et ne croyait-il pas que ça l’était pour elle aussi ? Elle avait souvent imaginé le jour où elle le présenterait à sa mère. Cela ne devait pas se passer comme ça. Elle savait qu’il avait été blessé par le fait qu’elle avait voulu cacher les liens qui les avaient unis mais en même temps, que pouvait-elle faire d’autre ? Dire à sa mère : Maman, je te présente mon ex petit-ami. Si nous ne sommes déjà plus ensemble, c’est parce qu’il avait peur de m’aimer et qu’il m’a trompée avec tout ce qui passait. Belle entrée en matière, vraiment !

    Meredith, la héla Anne qui n’avait rien perdu de la scène. L’attitude des deux protagonistes n’avait fait qu’accroitre sa suspicion et elle était maintenant pratiquement certaine que ce médecin si séduisant était le petit-ami dont sa fille lui avait parlé, ce qui la contrariait énormément pour toute une série de raisons.

    Oui, Maman, on peut s’en aller. Meredith rejoignit sa mère en affichant un sourire qui était loin d’être le reflet de son état d’esprit. Elles se mirent à marcher vers les ascenseurs.

    Anne prit un air détaché. De quoi avez-vous parlé ?

    Meredith souleva un peu ses épaules. Rien d’important. Je l’ai remercié de nous avoir reçues et il m’a dit qu’il était heureux de nous avoir rendu service. Et à quel point c’était pénible de rester en ma présence quelques minutes de plus, ajouta-t-elle mentalement. C’était la première fois que Derek la repoussait de cette façon, avec autant de détermination, et elle avait eu la désagréable impression que c’était lui qui mettait un terme définitif à leur histoire.

    En tout cas, ça a été très instructif, fit Anne, en épiant les réactions de sa fille.

    Oui, il est très compétent, répondit Meredith sans entrain. Je te l’avais dit.

    Et bel homme avec ça ! insista Anne. Tu as vu ses cheveux ? Meredith hocha brièvement la tête. Et ses yeux ! Il doit avoir un succès fou avec les femmes, j’imagine.

    Sûrement ! Meredith commençait à être agacée d’entendre sa mère chanter les louanges de Derek. Y avait-il sur terre une femme qui ne soit pas sensible à son charme ?

    En tout cas, j’espère que tu ne parles pas à tous tes clients comme tu l’as fait avec lui, lui reprocha Anne. Sinon, vous n’allez pas tarder à déclarer faillite. Meredith souffla bruyamment, telle une adolescente contrariée par les remontrances de ses parents. Ne souffle pas ! lui ordonna sa mère, le regard sévère. Tu sais que j’ai horreur de ça. En plus, tu sais que j’ai raison. La façon dont tu t’es adressée à lui était grossière.

    Et lui alors ! répliqua la jeune fille, au comble de l’énervement. Pas foutu de se mettre à notre portée. Si je n’avais pas réagi, on n’aurait rien compris du tout. Elle appuya sur le bouton de l’ascenseur, en priant pour que celui-ci arrive vite et qu’il ne soit pas vide. Seule la présence de tierces personnes mettrait fin à la leçon de morale que sa mère était en train de lui infliger.

    Peut-être mais ce n’est pas une raison pour te conduire de cette façon. Surtout vis-à-vis d’une personne que tu ne connais pas vraiment. Anne posa la main sur le bras de sa fille. Parce que c’est le cas, n’est-ce pas ?

    Meredith fut aussitôt sur la défensive. Pourquoi tu me demandes ça ?

    Mer, la façon dont cet homme t’a regardée…

    Meredith ne la laissa pas aller plus loin. Dont il m’a regardée ! s’écria-t-elle d’une voix stridente. Tu veux rire ? Il m’a ignorée tout le temps.

    Justement, c’en était suspect, rétorqua Anne d’un ton qui n’admettait pas la contestation. Mais à d’autres moments… Je ne suis pas née de la dernière pluie, ma petite fille, ajouta-t-elle avec plus de douceur. Il y a des regards qui ne trompent pas. Meredith rougit violemment. Tu me l’aurais dit s’il y avait quelque chose entre vous, bien sûr ? interrogea Anne en la fixant avec intensité.

    Il n’y a rien à dire, mentit Meredith, le rouge aux joues. Rien du tout. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent à point nommé sur une cabine bondée. Elle bénit le ciel de l’avoir sauvée, enfin pour le moment, car elle connaissait assez bien sa mère que pour savoir que celle-ci n’en resterait pas là. Mais au moins, cela lui laissait un peu de temps pour préparer son plan de défense.


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  • Derek appuya sur le bouton de la télécommande qui actionnait le déverrouillage des portes de la Porsche. Il était presque une heure du matin et il était crevé. Après avoir passé la journée au bloc, où les interventions s’étaient succédé à un rythme infernal, avec pour seule pause sa confrontation avec Meredith qui l’avait laissé sans forces, comme s’il avait livré un match de boxe, il aurait aimé pouvoir rentrer chez lui plus tôt, mais une urgence l’avait retenu à la clinique jusque maintenant. Il n’aspirait désormais plus qu’à une chose, retrouver le calme de sa péniche. Il n’avait pas encore mis la clé dans le contact que son téléphone sonnait. Il le retira de sa poche en soupirant et leva les yeux au ciel en voyant le nom de Callie clignoter sur l’écran. En rallumant son téléphone, il avait remarqué qu’elle lui avait laissé de nombreux messages mais il ne les avait pas lus. Quoi qu’elle ait à lui proposer, il n’était pas intéressé. Ce soir, il n’avait envie de parler à personne. Il laissa sonner jusqu’à ce que l’appel soit dévié sur sa boite vocale. Il appuyait sur l’accélérateur lorsqu’il reçut le deuxième appel. Il souffla longuement. Connaissant Callie, il était clair qu’elle allait insister jusqu’à ce qu’il décroche. Autant s’en débarrasser directement. Oui, Cal, dit-il d’un ton extrêmement las.

    Ah tout de même ! s’écria son amie. Où étais-tu passé ?

    Je bossais, tiens ! répondit-il avec irritation. Il entendit un brouhaha, un bruit de portes qui s’ouvraient et se refermaient, des rires et des éclats de voix. Bon sang, quel boucan ! Où es-tu ?

    Dans les toilettes du Cellar, lui apprit Callie avec entrain, comme s’il s’agissait d’une chose particulièrement plaisante. C’est plus pratique pour t’appeler. Y a moins de bruit. Elle s’écarta pour laisser le passage à une jeune femme qui désirait se repoudrer le visage. Devine qui est là ?

    Aucune idée. Derek ferma les yeux et se laissa aller contre le dossier de son siège. Ecoute, Callie, j’ai eu une journée vraiment épouvantable, alors je n’ai pas envie de jouer aux devinettes.

    OK, alors j’te dis… C'est Meredith, claironna Callie, tout heureuse d’avoir un scoop à révéler. Et quel scoop ! Elle attendit la réaction de Derek avec impatience.

    Il rouvrit immédiatement les yeux. Qu’est-ce qu’elle fout au Cellar ? maugréa-t-il. Il n’avait jamais emmené Meredith dans ce night-club que, d’ailleurs, il ne fréquentait plus depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Soit elle y avait atterri par hasard, ce qui était peu probable, soit on l’y avait conduite. Un coup des sœurs Muffins très certainement !

    Le sourire de Callie s’étala d’une oreille à l’autre. Elle savait que son information intéresserait Derek. Ben manifestement, elle s’amuse. Comme une folle même.

    La première pensée du chirurgien fut que Meredith était en train de fêter leur rupture. Pour une fille qui disait être folle de moi, elle se console vite, pensa-t-il avec amertume. Tant mieux pour elle ! fut sa réponse à Callie. Ce qu’elle fait ne me concerne plus. On a vraiment rompu cette fois.

    Je sais, Mark me l’a dit. Callie appuya ses fesses contre le lavabo. Quelques semaines plus tôt, la nouvelle de cette séparation l’aurait comblée de joie. Maintenant, elle était seulement désolée pour son ami. Les derniers évènements lui avaient fait comprendre que, Meredith ou pas, elle n’aurait jamais aucune chance de gagner le cœur de Derek. Quoiqu’elle fasse, il ne l’aimerait jamais. Après avoir longtemps été une amie avec faveurs, elle ne pouvait plus prétendre désormais qu’au statut d’amie ce qui, finalement, compte tenu de la personnalité du bonhomme, n’était déjà pas si mal. Ce fut à ce titre qu’elle se permit un conseil. Je crois que tu devrais quand même venir, Derek.

    Il n’avait vraiment pas envie de sortir, et certainement pas dans le même endroit que Meredith. Il avait suffisamment donné dans le masochisme pour la journée. Il ne voulait rien d’autre que rentrer chez lui, prendre une douche et se jeter sur son lit, même s’il savait déjà qu’il ne trouverait pas le sommeil, surtout en sachant que Meredith s’éclatait en boite. Cal, je t’ai dit, j’ai eu une journée éreintante. Je n’ai franchement pas le cœur à m’amuser. 

    Je ne te parle pas de faire la java mais plutôt du sauvetage, riposta Callie. Ta copine…

    Ex copine ! rectifia Derek.

    Si tu veux ! Callie reprit sur un ton plus calme. Elle est complètement bourrée et… elle est avec des gars…

    Des gars ? Quels gars ? l’interrogea Derek, soudain fou d’inquiétude.

    Des gars. Plus ou moins de son âge, lui expliqua Callie. Il y en a un qui n’est pas mal foutu d’ailleurs. Elle avait passé quelques minutes très agréables, le regard fixé sur les fesses du garçon aux courts cheveux bruns qui se dandinait devant Meredith. 

    Derek l’interrompit avec un ton rageur. Callie ! Je ne te demande pas de me les décrire mais seulement si tu les connais.

    Jamais vus ! Et elle ne les connait pas non plus. Callie se pencha au-dessus du lavabo pour se regarder dans le miroir. Elle était déjà là quand je suis arrivée. Seule. Et déjà bien entamée. D’après ce que j’ai pu voir, elle carbure au Mojito, précisa-t-elle tout en essuyant du bout de l’index son mascara qui avait légèrement coulé sous l’œil droit. Et évidemment, ils ne lui laissent pas le temps d’avoir soif, si tu vois ce que je veux dire. Elle hésita une seconde avant de faire part de ses sentiments à Derek. Enfin, je ne sais pas mais j’ai l’impression que ça pourrait mal tourner pour elle. J’ai essayé de lui parler, seulement je me suis fait jeter, alors… Vaudrait mieux que tu viennes, répéta-t-elle avec un peu plus de conviction. Et vite !

    Callie n’était pas une mijaurée. Derek était conscient que, si elle avait pris la peine de le prévenir, c’était parce que la situation risquait fort de dégénérer. Putain ! Est-ce qu’elle va arrêter un jour de me faire chier ? cria-t-il dans le téléphone sans toutefois penser une seule seconde à ne pas venir au secours de Meredith. J’arrive.

    J’t’attends au bar principal, eut le temps de lui dire Callie, juste avant qu’il ne mette fin à la communication.


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