• Loin de toutes ces considérations diététiques, Derek poursuivait son monologue. Ça fait des semaines que je m’aplatis devant elle, que je rampe à ses pieds, juste pour qu’elle comprenne à quel point je l’aime, pour qu’elle sache que je suis vraiment sincère. Elle est la seule pour qui j’ai fait ça. La seule, tu m’entends ! Sa tête émergea de la blouse qu’il venait de passer et Mark put lire dans ses yeux qu’il était scandalisé. Et tout ce que je me ramasse dans la gueule, ce sont des reproches injustifiés sur des relations qui datent de Mathusalem. J’aurais pu comprendre qu’elle continue de m’en vouloir pour la nana de l’hôtel mais Callie… Derek ricana de plus belle. Et Abigail, bon sang ! Abigail ! Pfft. C’est la meilleure de l’année, celle-là. Il claqua la porte de son vestiaire si brutalement qu’elle se rouvrit immédiatement. Mais pour qui est-ce qu’elle se prend, nom de dieu ! cria-t-il, hors de lui.

    Mark tenta de justifier la réaction de Meredith. Elle a été blessée, alors…

    Derek ne le laissa pas continuer. Alors, elle va pouvoir aller de l’avant parce que je vais lui foutre une paix royale ! Je vais reprendre mes bonnes vieilles habitudes et l’oublier vite fait.

    Les lèvres de Mark s’étirèrent en un sourire moqueur. Mais oui, bien sûr ! Il regarda son ami avec un air taquin. Tu es fou de cette fille, ne dis pas le contraire.

    Et alors ? C’est une raison pour continuer à me ridiculiser ? objecta énergiquement Derek. C’est vrai, je l’ai trompée et c’était vraiment dégueulasse de ma part, je suis le premier à le reconnaitre, mais il n’y a pas eu que ça tout de même ! Il se laissa tomber sur le banc et parla d’une voix éteinte, comme si toute la colère qui était en lui venait de s’évanouir en une seconde. Pour elle, j’ai changé. J’ai fait des trucs que je n’avais jamais faits pour personne d’autre. J’ai renoncé à beaucoup de choses. Mais c’est comme si tout ça ne comptait absolument pas. Découragé, il secoua lentement la tête. Quoi que je fasse, quoi que je dise, ce n’est jamais assez pour elle. 

    Et donc, tu baisses les bras ? Tu abandonnes ? s’étonna Mark qui avait connu son camarade bien plus tenace que ça.

    Le regard que Derek leva sur lui n’était plus que lassitude. Elle ne veut plus de moi, Mark. Qu’est-ce que je peux y faire ?

    Te battre, pardi ! s’écria Mark. Te battre pour elle, pour lui prouver que ce n’est pas que des mots.

    Ça fait trois semaines que je me bats, soupira Derek. Pour rien. Il lança un regard résigné à son ami. Sans doute qu’on n’était pas fait pour être ensemble.

    Mark hocha la tête, en même temps qu’il revêtait sa blouse blanche. Je ne suis pas sûr de grand-chose dans la vie mais ça, en revanche… Vous deux, c’est… c’est une évidence, lâcha-t-il enfin, après avoir réfléchi au terme le plus approprié.

    Derek quitta son banc pour passer, lui aussi, la blouse blanche au-dessus de sa tenue bleue. Tu dois être le seul à être de cet avis, je crois. Il ouvrit la porte qui donnait sur le couloir et les deux hommes sortirent du vestiaire.

    Laisse passer un peu de temps, lui conseilla Mark, et réattaque dans quelques jours.

    Ça ne servira à rien, s’entêta Derek. Plus je lui cours après, plus elle me repousse. Il salua d’un bref signe de tête un confrère, le chef du service de la chirurgie obstétrique qui marchait au milieu d’un groupe de jeunes médecins qui buvaient ses paroles.

    Putain, ce n’est tout de même pas à toi que je vais apprendre que si tu veux avoir une fille, il ne faut jamais, jamais lui courir après, plaisanta Mark, en faisant au passage un clin d’œil à une jeune femme qui sortait du secrétariat et avec qui il avait couché une ou deux fois le mois précédent. A partir d’aujourd’hui, ignore-la et elle viendra te manger dans la main. 

    Pas Meredith, répondit Derek. De toute façon, je n’ai plus envie de jouer à ces jeux-là. Je suis fatigué de tout ça. C’est bon, je jette l’éponge.

    A ta place, j’attendrais encore un peu pour ça, lui conseilla Mark. Regarde qui est venu nous rendre visite. Derek se tourna dans la direction que son ami lui indiquait d’un léger mouvement de la tête. Il aperçut, assise sur une chaise, Meredith qui, tout en croisant et décroisant nerveusement les jambes, faisait aller sa tête dans tous les sens en mordillant le bout de ses doigts. Elle semblait attendre quelqu’un. Elle remarqua immédiatement les deux hommes et se leva d’un bond. Elle leva légèrement la main droite, les doigts écartés, en guise de bonjour. Malgré sa colère, Derek dut se retenir de courir vers elle. Le désir et l’amour restaient plus forts que le ressentiment et il eut la confirmation de ce dont il était déjà parfaitement conscient, à savoir qu’il ne réussirait jamais à tirer un trait sur elle. Mark remarqua son trouble et sourit. L’oublier hein ! murmura-t-il, en prenant garde de ne pas trop remuer les lèvres, pour que Meredith ne puisse pas comprendre ce qu’il disait. Allez, va la retrouver et essaie d’arranger les choses. Elle en vaut la peine.

    Indécis, Derek se détourna de Meredith pour regarder Mark. Celui-ci l’encouragea d’une légère poussée de la main dans le dos. Derek prit une grande inspiration et rejoignit la jeune fille. Bonjour, dit-il sans trop savoir s’il devait s’avancer pour l’embrasser ou garder ses distances. Où en étaient-ils après la discussion de la veille ? Etait-elle venue pour faire la paix ou le torturer un peu plus ?

    Salut, marmonna-t-elle. J’te dérange pas ?


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  • Le visage de Meredith était fermé et son regard était fuyant. Derek pressentit qu’elle n’était pas là pour se réconcilier avec lui. Tu es venue chercher tes bagages, je suppose ? demanda-t-il en espérant malgré tout qu’il se trompait sur les intentions de la jeune fille.

    Non. Enfin, oui… aussi, bafouilla Meredith en rougissant. En fait, je… ma mère est à San Francisco pour quelques jours et on… Elle s’arrêta, fébrile, et commença à se tordre les mains. Pourquoi éprouvait-elle toujours ce besoin de tout lui expliquer, comme si elle avait à se justifier ? Maintenant qu’ils n’étaient plus ensemble, il était hors de question qu’elle lui raconte encore quoi que ce soit de sa vie. J’aimerais bien que tu la rencontres, lâcha-t-elle soudain, sans réaliser ce que sa formulation pouvait avoir d’équivoque.

    Ta mère ? ânonna Derek, perplexe. La veille, Meredith l’avait quitté en criant que tout était fini entre eux et ce matin, elle se tenait devant lui, rouge de confusion et la tête baissée, pour lui annoncer qu’elle voulait lui présenter sa mère. Certes, ces derniers jours, elle l’avait habitué à des sautes d’humeur et à des attitudes déconcertantes, mais pas à ce point. Tu veux que je la rencontre ? répéta-t-il pour s’assurer qu’il avait bien compris. 

    Oui, enfin, si tu as le temps. Meredith releva la tête et comprit, en voyant le regard de Derek à la fois surpris et heureux, qu’il se méprenait sur ses intentions. Pourtant, elle ne le détrompa pas. Elle éprouvait une telle colère qu’elle n’était plus capable de prendre du recul sur rien. Elle sentait bien qu’elle était en train de perdre le contrôle et elle ne se reconnaissait plus dans cette fille en état de rage permanent. C’était plus fort qu’elle, elle aimait Derek mais elle lui en voulait tellement qu’elle ressentait le besoin de lui faire du mal. Elle voulait toujours qu’il souffre autant qu’elle-même était en train de souffrir. Il fallait qu’il sache ce qu’elle éprouvait et pour cela, il devait endurer les mêmes douleurs. Ce fut pour cette raison qu’elle le laissa s’enferrer.

    Oui, oui, bien sûr, bafouilla-t-il. Je… je ne pensais pas… mais oui, je serais très content de faire sa connaissance. Depuis le jour où il avait rompu avec Abigail dont les parents l’avaient soumis à un véritable interrogatoire sur sa famille, sa fortune, ses projets et ses ambitions, il s’était juré de ne plus jamais se livrer à de telles simagrées. Et pourtant, aujourd’hui, il désirait sincèrement que Meredith le présente à sa mère parce que cela signifiait qu’elle lui accordait une deuxième chance. Il tendit la main vers elle avec un sourire tendre. Bébé, je…

    Elle fit précipitamment un pas en arrière, comme si elle ne supportait pas l’idée qu’il la touche. On s’est mal compris, je pense, l’interrompit-elle avec un petit sourire presque cruel. Il ne s’agit pas de présentation aux familles. Je n’ai pas dit à ma mère que j’étais sortie avec toi et je n’ai absolument pas l’intention de le faire. Elle sut qu’elle avait atteint son but en voyant Derek blêmir et sa mâchoire se contracter. Pourtant, elle ne ressentit pas la satisfaction à laquelle elle s’attendait. Mais il était hors de question de faire marche arrière. Je m’adresse à toi en tant que médecin, parce qu’on a besoin de conseils pour ma tante. Mais évidemment, je comprendrais que tu refuses de nous aider.

    Derek ne put cacher qu’il était blessé par ce qu’elle venait de faire. Jamais il ne l’aurait crue capable de commettre une telle bassesse. Il avait tellement de peine à y croire qu’il se plongea dans ses yeux, espérant y trouver du regret, de la tristesse, de la tendresse, un reste d’amour, n’importe quoi qui lui prouve qu’elle était toujours celle dont il était fou. Il n’y vit que de la froideur. Stupéfait, il ouvrit la bouche. Il fallut un petit moment avant qu’il ne reprenne ses esprits. Un bref ricanement sortit du fond de sa gorge tandis qu’il hochait la tête avec un air dégoûté. Il avait l’impression d’être face à une inconnue et cela lui faisait mal, mais tellement mal qu’il crut que son cœur allait se briser en mille morceaux. Il était cependant impossible qu’il s’effondre devant elle. Il ne lui restait plus rien, sauf un petit reste d’honneur, et il n’était pas question qu’il y renonce pour elle. C’était déjà bien assez de s’être fait avoir une deuxième fois. Je pourrais vous recevoir vers 17 heures, si cela arrange ta mère, dit-il avec une extrême sécheresse avant de fouiller dans la poche de sa blouse pour en retirer les clefs du Hummer. Tu n’auras qu’à les remettre à Mark quand tu auras repris tes bagages, ajouta-t-il en les tendant à la jeune fille. Maintenant, excuse-moi, j’ai du travail.

    Elle avait à peine saisi les clefs qu’il tournait les talons. Elle sut qu’elle avait été trop loin mais son orgueil l’empêcha de le rappeler pour s’en expliquer. Et puis, de toute façon, ce n’était pas à elle de présenter des excuses. Ce n’était pas elle qui avait commis la première erreur, celle qui avait tout foutu en l’air. Mais être dans son bon droit ne l’aidait pas à se sentir mieux, parce qu’elle venait de perdre celui qui avait été le centre de son univers. Maintenant qu’il n’était plus là, elle ne ressentait plus rien d’autre que le vide. Elle allait s’en aller quand elle remarqua la présence de Mark, debout derrière un bureau de réception. A la façon dont il la regardait, il était clair qu’il avait assisté à toute la scène et qu’il la désapprouvait. Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? aboya-t-elle.

    Il referma d’un claquement sec le registre qu’il avait fait semblant de consulter pendant toute la conversation qu’elle avait eue avec Derek et il vint vers elle. Ça va ? Tu es contente ? Tu as eu ce que tu voulais ? Mal à l’aise, pleine de remords, elle haussa vaguement les épaules mais il en fallait plus pour qu’il taise ce qu’il pensait de ses agissements. Ce que tu viens de faire, c’est dégueulasse. Je sais qu’il t’a fait du mal mais lui au moins, il ne l’a pas fait intentionnellement. Le front buté, Meredith resta silencieuse mais sa bouderie qui, d’habitude, attendrissait le chirurgien, ne fit que le contrarier un peu plus. Il secoua la tête avec ce qu’elle ressentit comme du mépris. Ce que tu viens de me montrer de toi aujourd’hui ne me plait vraiment pas. C’est comme si j’avais devant moi une personne que je ne connais pas du tout. Mais tu sais le plus grave ? Cette personne, je n’ai vraiment pas envie de la connaitre, lui asséna-t-il avant de partir dans la direction que Derek avait prise. Meredith le regarda s’éloigner avec au cœur le sentiment que cette fois, elle était seule au monde, sans plus amour ni ami. 


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  • Il était 16h40 lorsque Derek sortit, fraîchement rasé et douché, de la salle de bain attenante au vestiaire qu’il occupait avec Mark. Il ouvrit une armoire en fer dans laquelle il conservait quelques vêtements de rechange, pour pouvoir parer à toutes les éventualités. Il ne mit pas longtemps à se décider pour un jean clair et une chemise du même bleu que ses yeux. Il savait, pour l’avoir maintes fois testé, que l’effet serait garanti. Ce qu'il voulait, ce n’était pas tant donner des regrets à Meredith que lui montrer qu’il ne se laissait pas abattre. Et pourtant… Sitôt après l’avoir quittée, il s’était réfugié dans la cage d’escalier où Mark l’avait retrouvé en train de pleurer comme un enfant sur la perte de ses dernières illusions. Stupéfait de le voir dans cet état – la seule fois où il avait vu Derek pleurer, c’était lorsque celui-ci lui avait raconté les circonstances du suicide de sa mère – Mark était resté coi jusqu’au moment où, honteux de ne plus être capable de maîtriser ses émotions, Derek avait voulu exorciser sa rage en frappant le mur de ses poings. Mark l’en avait empêché in extremis, en lui assurant que ce serait stupide de foutre en l’air des mains à deux millions de dollars et d’ainsi gâcher sa carrière, pour une gamine en pleine confusion sentimentale. Ils étaient restés cachés dans l’escalier, le temps que Derek se calme et se recompose un visage. Ils étaient ensuite retournés à leurs obligations professionnelles, Derek tentant de trouver l’oubli dans le travail, mais le visage de Meredith, avec son expression dure, presque cruelle, l’avait hanté durant toutes ses interventions. Cependant, maintenant, il était prêt à lui livrer bataille, car c’était bien de cela qu’il s’agissait. Il avait une revanche à prendre, compte tenu de la façon dont la jeune fille l’avait traité. Après avoir jeté un dernier regard dans le miroir, où son image lui donna plutôt satisfaction, il quitta, nerveux mais très déterminé, les vestiaires pour regagner son bureau.

    Il faisait les cent pas dans la pièce, réfléchissant à l’attitude qu’il allait adopter et aux mots qu’il allait employer pour faire croire à Meredith qu’il était déjà passé à autre chose, lorsque, à 17 heures précises, son interphone sonna. Docteur, votre rendez-vous est arrivé, lui annonça la voix de la jeune et jolie Nelly qu’il avait choisie spécialement pour assurer son secrétariat ce jour-là, puisque Darlene était absente. A peine plus âgée que Meredith, Nelly était, avec sa bonne humeur perpétuelle, le rayon de soleil du service. Derek n’avait jamais essayé de la draguer pour la simple et bonne raison qu’il était de notoriété publique qu’elle n'était attirée que par des femmes. D’ailleurs, elle venait d’emménager dans l’appartement de Sandra, l’infirmière de bloc préférée de Mark. Mais cela, Meredith ne le savait pas !

    Faites patienter, s’il vous plaît, répondit Derek avec un calme qu’il était loin de ressentir. Il s’installa dans son fauteuil, avant d’ouvrir un des dossiers qui se trouvaient sur son bureau et de prendre un stylo. Il resta immobile, le regard fixé sur sa montre, attendant que quelques minutes s’écoulent, le temps que son ex petite amie – mon dieu, que c’était dur de penser à elle en ces termes ! – se dise qu’il n’était vraiment pas pressé de la revoir. Faites entrer, signifia-t-il enfin à l’interphone. Faisant mine d’être plongé dans l’examen des données médicales du patient, il ne releva pas la tête lorsque la porte s’ouvrit. Il griffonna encore quelques mots avant de se redresser. Il vit Nelly et, derrière elle, Meredith dont il remarqua immédiatement qu’elle portait une courte robe en jean qu’il lui avait offerte au cours d’une de leurs séances de shopping, tout comme les boucles d’oreilles fantaisie qui pendaient à ses lobes. Elle avait attaché ses cheveux en une sorte de chignon sauvage, comme il aimait tellement qu’elle le fasse. Il nota également qu’elle avait verni ses ongles, ce qu’elle faisait très rarement, et qu’elle s’était maquillée plus que de coutume. Il trouva étrange qu’elle se soit autant pomponnée pour une visite d’ordre purement médical. Sans doute voulait-elle lui donner un peu plus de regret. Ah tu veux jouer à ça, ma petite, se dit-il. Eh bien, soit ! Jouons ! Il se leva et avança à leur rencontre. Merci, ma petite Nelly, dit-il d’une voix suave, avec un grand sourire dont la jeune infirmière s’étonna car, même s’il avait toujours été relativement aimable avec elle, Derek Shepherd n’était pas connu pour être chaleureux avec le personnel. Le sourire disparut lorsqu’il s’adressa à Meredith. Mademoiselle Grey, la salua-t-il, sans que son visage ne manifeste aucune émotion particulière. Tu ne veux pas que maman apprenne que tu t’es tapé le vilain docteur ? pensa-t-il. Pas de problèmes !  

    Même si elle était parfaitement consciente d’avoir profondément blessé l’orgueil de Derek – si besoin en avait été, les dix minutes d’attente dans le couloir le lui auraient confirmé – Meredith ne s’attendait pas à un accueil aussi froid. Le très poli mais glacial "Mademoiselle Grey", en opposition à la façon dont il avait remercié la prénommée Nelly – une des pouliches de son cheptel sans aucun doute – sonna à ses oreilles comme la fin irrémédiable de leur histoire. Elle se demanda toutefois pourquoi il avait apporté tant de soin à sa tenue parce que, tout de même, le jean moulant et la chemise dont la couleur était assortie à ses yeux, ce n’était pas innocent. Et les cheveux encore humides avec ces petites mèches bouclant sur le front et au-dessus des oreilles, qui la faisaient toujours craquer… Sans doute désirait-il qu’elle éprouve du regret de l’avoir laissé filer. Même si c’est le cas, il n’en saura rien, se promit-elle. Elle le salua à son tour, tout aussi sèchement que lui. Docteur Shepherd. Voilà ma mère, ajouta-t-elle en se tournant vers la dame qui la suivait.

    En découvrant Anne Grey, Derek réalisa avec étonnement qu’elle était à peine plus âgée que lui. Il s'était imaginé qu'elle était dans la même tranche d'âge que sa belle-sœur et maintenant, il constatait qu'il y avait entre elles une différence assez importante, une bonne dizaine d'années très certainement. Il se rappela alors ce que Meredith lui avait dit au sujet de sa mère, mariée presque tout de suite après le lycée, le bébé dans la foulée… Oui, quarante, quarante-deux ans à tout casser. Petite, encore plus que sa fille, toute menue, des traits réguliers, des cheveux courts bruns, des yeux noisette qui respiraient la bonté, le visage empreint d’une douceur infinie, habillée simplement mais avec classe, elle était aux antipodes de l’image que Derek se faisait d’une mère de famille du Kentucky. Maman est plutôt pas mal, songea-t-il. C’est avec elle que je devrais sortir, tiens ! Il eut aussitôt l’impression d’avoir proféré une monstruosité et chassa immédiatement cette pensée nauséabonde de son esprit. Un sourire avenant sur les lèvres, il s’avança vers Anne, la main tendue. Enchanté de vous connaitre, Madame, dit-il d’une voix douce. Asseyez-vous, je vous en prie.


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  • Anne rendit à Derek sa poignée de main qu’elle trouva franche. Merci de me recevoir, Docteur. En voyant cet homme avancer vers sa fille, elle s’était demandé, contre toute évidence, si cette dernière ne s’était pas trompée de bureau. En effet, Meredith lui avait annoncé qu’elles avaient rendez-vous avec un médecin – elle le connaissait parce qu’il venait manger de temps en temps au Sweet Dream – un neurochirurgien très réputé, presque une célébrité, du moins dans le milieu médical. Il avait même fait récemment la une de certains journaux et magazines spécialisés, à l’occasion de la séparation de sœurs siamoises. Un tel degré de compétence avait fait supposer à Anne qu’elle allait avoir affaire à un homme relativement âgé, tempes grisonnantes, moustache poivre et sel, lunettes… Or, celui qui lui faisait face ne devait avoir que quelques années de moins qu’elle. Oui, trente ans, trente-cinq, tout au plus. Un très bel homme en tout cas, distingué, la mine avenante, le sourire sympathique, soucieux de sa personne, coquet même à en juger par le bleu des vêtements qui semblait identique à celui des yeux, lesquels étaient magnifiques. Et que dire des cheveux ! Ce médecin était un vrai mannequin ! Anne se demanda un instant s’il n’était pas gay, avant de se raviser. Non, sans doute pas. Il devait s’agir plutôt d’un… comment disait-on encore ? Elle avait lu un article à ce propos, dans un ancien numéro de Cosmopolitan, alors qu'elle était chez le coiffeur. Un… un… Ah elle l’avait sur le bout de la langue ! Un… métrosexuel ! Voilà ! Elle avait devant elle un métrosexuel. Elle n’en avait encore jamais vu auparavant. Forcément, ça n’existait pas à Crestwood. Là-bas, les hommes se battaient pour leur survie. Ils travaillaient aux champs, dans les mines de charbons ou à la chaine chez General Motors. Ils n’avaient guère le temps de se préoccuper de leur apparence.

    Perdue dans ses pensées, elle sursauta en entendant sa fille l’appeler. Hou hou… Maman !

    Anne sourit, confuse. Oui, oui, excusez-moi. Je pensais à autre chose. Elle s’assit sur le siège que Derek avançait galamment pour elle.

    Ne vous excusez surtout pas, Madame, la pria-t-il avec un sourire qui irrita Meredith. Cet enfoiré n’allait tout de même pas se mettre à draguer sa mère ? Pas sous son nez ! Désirez-vous boire quelque chose ? Une eau, un café, un soda ? demanda-t-il très civilement.

    Meredith s’offusqua intérieurement. Voilà qu’il joue les barmen maintenant ! Bientôt, il va nous sortir les petits fours.

    C’est très gentil mais non. Je vous remercie, répondit Anne, un peu gênée par les égards dont elle était l’objet et auxquels elle n’était pas habituée. Ce médecin était vraiment d’une extrême amabilité. Aussi fut-elle un peu étonnée lorsqu’il se rassit derrière son bureau sans demander à Meredith ce qu’elle voulait boire. Sans doute l’avait-il déjà fait et n’y avait-elle pas prêté attention, tout occupée qu’elle était à réfléchir au mot qui le qualifierait le mieux.

    Alors, dites-moi, commença Derek avant de joindre ses deux mains. En quoi puis-je vous aider ?

    Anne poussa un bref soupir. C’est au sujet de ma belle-sœur. Elle souffre de la maladie d’Alzheimer. Meredith m’a dit que vous pourriez me conseiller, m’expliquer aussi… Je ne sais pas grand-chose sur cette maladie, avoua-t-elle. Il y a deux ans, quand ma belle-sœur m’a annoncé qu’elle avait Alzheimer, j’ai cru qu’il faudrait longtemps avant qu’elle n’en souffre vraiment. Elle n’a que cinquante-cinq ans. Pour moi, ce n’était que les personnes âgées qui perdent la mémoire. Mais à mon arrivée ici, je me suis rendu compte que… Elle s’arrêta de parler un instant, comme si elle n’osait pas en dire plus, avant de finalement se décider à livrer le fond de sa pensée. Je ne devrais pas sans doute pas l’exprimer de cette façon mais j’ai parfois l’impression qu’elle devient folle.

    Vous avez raison d’une certaine manière, la tranquillisa Derek qui avait perçu son embarras. La maladie d’Alzheimer est la forme de démence la plus courante.

    Anne échangea un regard avec sa fille. Devenir fou parce qu’on perd la mémoire ? dit-elle sur un ton incrédule.

    Derek fit un petit sourire que Meredith jugea supérieur, à la limite du mépris. Vous savez, la perte de mémoire n’est que la première des manifestations. Il y en a beaucoup d’autres.

    Lesquelles ? interrogea sèchement Meredith, en évitant de croiser le regard de sa mère qu’elle sentait étonné et surtout réprobateur. Puisque Monsieur était un véritable puits de science, il n’avait qu’à les en faire profiter. C’est pour ça que nous sommes ici, De… Elle s’arrêta juste avant de gaffer. Il avait placé d’emblée leur conversation sous le signe de la distance, et c’était logique puisqu’elle lui avait dit ne pas vouloir que sa mère puisse soupçonner une quelconque intimité entre eux. Mais ce n’était vraiment pas facile de traiter comme un étranger un homme que l’on avait aimé avec autant de passion et pour qui, quoiqu’on en dise, on éprouvait encore tellement de sentiments. Elle termina sa phrase en espérant qu’Anne n’avait rien remarqué. Pour que vous nous expliquiez en quoi consiste vraiment cette maladie.

    Bien entendu, il avait noté qu’elle avait failli l’appeler par son prénom et cela l’amusa. Quelles explications allait-elle bien pouvoir donner à Maman si celle-ci s’apercevait de la supercherie ? Toutefois, il ne lui accorda pas un regard, agissant comme si elle n’avait rien dit. Puisqu’elle considérait qu’il n’était pas digne d’être présenté à sa mère, même en tant qu’ex petit-ami, il avait décidé de la nier totalement, comme elle niait leur histoire. Mais bon sang, que c’était difficile à faire ! Il devait mettre toute sa volonté pour ne pas la regarder, tant elle était belle et désirable. Vous devez comprendre, Madame Grey – il insista sur le "Madame" pour que Meredith sache bien que ce n’était pas à elle qu’il répondait – que la maladie d'Alzheimer est une maladie neuro-dégénérative, c'est-à-dire qu’elle détruit progressivement et de manière irréversible les fonctions intellectuelles. Il y a trois stades, léger, modéré et avancé. Emporté par sa passion pour son métier, il s’emballa, sans plus penser qu’il s’adressait à des profanes. Evidemment, les symptômes s’aggravent au fur et à mesure des stades : amnésie, bien entendu mais aussi troubles des fonctions exécutives, aphasie, désorientation temporo-spatiale, apraxie, agnosie, désinhibition…


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  • Meredith interrompit brusquement son ex. Ça vous dérangerait de parler comme tout le monde ?

    Meredith, voyons ! s’exclama sa mère, horrifiée. Même si elle devait admettre que le discours de Derek lui était totalement hermétique, elle ne pouvait que désapprouver la façon plus que cavalière, à la limite de la grossièreté même, dont Meredith s’était adressée au chirurgien, d’autant plus que ce n’était pas la première fois. Qu’était devenue la petite fille timide et respectueuse qui avait quitté Crestwood quelques mois plus tôt ?

    Meredith, qui n’avait pas apprécié de se faire reprendre comme une enfant devant Derek dont le petit sourire moqueur montrait à quel point il appréciait la situation, invectiva sa mère. Quoi ? Ne me dis pas que tu as compris ce qu’il vient de dire ! Elle se tourna vers le coupable. Nous sommes là pour comprendre mais si vous utilisez votre jargon médical, on ne va jamais s’en sortir.

    Derek eut énormément de mal à garder son calme. Il ne supportait déjà plus l’agressivité dont elle faisait systématiquement preuve avec lui. Mais il s’était juré de l’ignorer et il allait le faire, jusqu’au bout, même si ça le démangeait de répliquer. Il planta ses yeux dans ceux d’Anne. Si vous ne me comprenez pas, n’hésitez pas à m’interrompre. Je suis conscient que je suis un exécrable professeur, ajouta-t-il avec un sourire diablement charmeur.

    Ça, c’est certain, pensa Meredith. Incapable de te mettre au niveau des autres. Tu es tellement arrogant ! Et arrête de faire du charme à ma mère, espèce de sale con ! Elle avait parfaitement compris son petit jeu, faire comme s’il ne la voyait pas, comme s’il ne l’entendait pas, en bref, faire comme si elle n’existait pas. Ce type avait un de ces toupets ! Comme si, après l’avoir humiliée comme il l’avait fait, il estimait avoir encore le droit de la traiter de cette façon ! Elle sentit l’énervement monter en elle mais tenta de le juguler. C’était justement ce qu’il voulait, qu’elle explose. Elle n’allait bien évidemment pas lui faire ce plaisir.

    Pour le dire plus simplement, poursuivit Derek qui n’avait même pas besoin de la regarder pour sentir à quel point elle fulminait, Alzheimer se manifeste aussi par la perte de la capacité de jugement et de raisonnement, par des problèmes d'expression et de langage, une désorientation dans le temps et dans l'espace, des sautes d'humeur ainsi que des changements de comportement. Le hochement de tête d’Anne lui confirma que non seulement elle le comprenait, mais qu’elle savait déjà de quoi il parlait. Oui, vous avez déjà dû le constater par vous-même, j’imagine, dit-il. Le caractère de votre belle-sœur a changé, sa personnalité aussi. Ce n’est malheureusement qu’un début. Elle va également éprouver de plus en plus de difficultés à effectuer les gestes de la vie quotidienne.

    C’est bien joli, tout ça, mais vous pourriez être plus précis ? insista Meredith en dédaignant le regard mécontent dont Anne la gratifiait. Qu’est-ce que ça implique exactement ? Elle voulait que sa mère prenne conscience de la gravité de l’état d’Ellis, mais surtout qu’elle comprenne que s’occuper d’elle était devenu mission quasiment impossible, que le fardeau était trop lourd à porter, surtout pour une jeune femme de l'âge de sa fille. Ce n’était pas avec les généralités que Derek venait de débiter qu’elle allait en être convaincue.

    Mais laisse le docteur parler ! la réprimanda Anne. Tu lui coupes la parole tout le temps. En réponse au regard furibond de sa fille, elle ouvrit de grands yeux tout comme elle le faisait lorsque la petite Meredith s’apprêtait à faire des bêtises et qu’elle voulait lui faire sentir sa réprobation.

    Cette fois, le sourire de Derek se fit large et victorieux. Encore un peu et Maman allait donner la fessée ! Que diriez-vous si je vous donnais quelques exemples ? lui proposa-t-il. Je pense que ce serait plus facile pour comprendre.

    Euh… oui, des exemples. Je crois que ce serait bien. Anne commençait à trouver étrange le comportement de ce médecin qui ne s’adressait qu’à elle en ne la quittant pas des yeux. Alors que c’était Meredith qui menait le débat, il agissait comme s’il ne l’entendait pas. Anne ne pouvait que s’étonner aussi de ces petits sourires et regards profonds qu’il lui dispensait à profusion depuis qu’elle était entrée. Elle ne put s’empêcher de penser que peut-être il essayait de la draguer, pour aussitôt rougir et se gourmander. Non, ce n’était pas possible. Cet homme devait plus que certainement avoir des tas d’opportunités. Comment pourrait-il s’intéresser à elle, à son âge ? A moins qu’il ne s’agisse d’un de ces séducteurs compulsifs ? Elle se demanda comment, le cas échéant, elle allait pouvoir lui faire comprendre avec tact qu’elle n’était pas du tout intéressée. Il y avait tellement longtemps qu’elle n’avait plus eu à refuser des avances qu’elle avait oublié comment faire sans heurter la susceptibilité du prétendant.

    Ne se doutant absolument pas des interrogations que son attitude faisait naître chez son interlocutrice, Derek se lança dans l’énumération des exemples qu’il avait promis de donner. Comme vous le savez, ce sont les troubles de la mémoire qui prédominent dans la maladie d’Alzheimer. Votre belle-sœur peut très bien se souvenir de faits se rapportant à son enfance mais elle va oublier ce qu’elle a mangé au petit-déjeuner ou ce que vous lui avez dit cinq minutes plus tôt. Ce qui est surtout gênant, c’est l’oubli des petites choses qui sont pourtant essentielles dans la vie quotidienne, comme les numéros de téléphone des proches, la place des objets, le code de la carte de crédit, les médicaments qu’on doit prendre… Il gardait à l’esprit qu’il ne devait surtout pas évoquer les incidents réels que Meredith lui avait rapportés ou auxquels il avait assisté, parce qu’il ne voulait pas trahir le fait qu’ils se connaissaient et qu’il avait rencontré Ellis. Elle n’a déjà sûrement plus la notion de date et d’heure, d’espace aussi, tout comme elle ne sait plus où elle habite, elle ne connait plus son adresse… Elle se perdra si elle sort seule de chez elle.


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