• CHAPITRE 991

    Anne rendit à Derek sa poignée de main qu’elle trouva franche. Merci de me recevoir, Docteur. En voyant cet homme avancer vers sa fille, elle s’était demandé, contre toute évidence, si cette dernière ne s’était pas trompée de bureau. En effet, Meredith lui avait annoncé qu’elles avaient rendez-vous avec un médecin – elle le connaissait parce qu’il venait manger de temps en temps au Sweet Dream – un neurochirurgien très réputé, presque une célébrité, du moins dans le milieu médical. Il avait même fait récemment la une de certains journaux et magazines spécialisés, à l’occasion de la séparation de sœurs siamoises. Un tel degré de compétence avait fait supposer à Anne qu’elle allait avoir affaire à un homme relativement âgé, tempes grisonnantes, moustache poivre et sel, lunettes… Or, celui qui lui faisait face ne devait avoir que quelques années de moins qu’elle. Oui, trente ans, trente-cinq, tout au plus. Un très bel homme en tout cas, distingué, la mine avenante, le sourire sympathique, soucieux de sa personne, coquet même à en juger par le bleu des vêtements qui semblait identique à celui des yeux, lesquels étaient magnifiques. Et que dire des cheveux ! Ce médecin était un vrai mannequin ! Anne se demanda un instant s’il n’était pas gay, avant de se raviser. Non, sans doute pas. Il devait s’agir plutôt d’un… comment disait-on encore ? Elle avait lu un article à ce propos, dans un ancien numéro de Cosmopolitan, alors qu'elle était chez le coiffeur. Un… un… Ah elle l’avait sur le bout de la langue ! Un… métrosexuel ! Voilà ! Elle avait devant elle un métrosexuel. Elle n’en avait encore jamais vu auparavant. Forcément, ça n’existait pas à Crestwood. Là-bas, les hommes se battaient pour leur survie. Ils travaillaient aux champs, dans les mines de charbons ou à la chaine chez General Motors. Ils n’avaient guère le temps de se préoccuper de leur apparence.

    Perdue dans ses pensées, elle sursauta en entendant sa fille l’appeler. Hou hou… Maman !

    Anne sourit, confuse. Oui, oui, excusez-moi. Je pensais à autre chose. Elle s’assit sur le siège que Derek avançait galamment pour elle.

    Ne vous excusez surtout pas, Madame, la pria-t-il avec un sourire qui irrita Meredith. Cet enfoiré n’allait tout de même pas se mettre à draguer sa mère ? Pas sous son nez ! Désirez-vous boire quelque chose ? Une eau, un café, un soda ? demanda-t-il très civilement.

    Meredith s’offusqua intérieurement. Voilà qu’il joue les barmen maintenant ! Bientôt, il va nous sortir les petits fours.

    C’est très gentil mais non. Je vous remercie, répondit Anne, un peu gênée par les égards dont elle était l’objet et auxquels elle n’était pas habituée. Ce médecin était vraiment d’une extrême amabilité. Aussi fut-elle un peu étonnée lorsqu’il se rassit derrière son bureau sans demander à Meredith ce qu’elle voulait boire. Sans doute l’avait-il déjà fait et n’y avait-elle pas prêté attention, tout occupée qu’elle était à réfléchir au mot qui le qualifierait le mieux.

    Alors, dites-moi, commença Derek avant de joindre ses deux mains. En quoi puis-je vous aider ?

    Anne poussa un bref soupir. C’est au sujet de ma belle-sœur. Elle souffre de la maladie d’Alzheimer. Meredith m’a dit que vous pourriez me conseiller, m’expliquer aussi… Je ne sais pas grand-chose sur cette maladie, avoua-t-elle. Il y a deux ans, quand ma belle-sœur m’a annoncé qu’elle avait Alzheimer, j’ai cru qu’il faudrait longtemps avant qu’elle n’en souffre vraiment. Elle n’a que cinquante-cinq ans. Pour moi, ce n’était que les personnes âgées qui perdent la mémoire. Mais à mon arrivée ici, je me suis rendu compte que… Elle s’arrêta de parler un instant, comme si elle n’osait pas en dire plus, avant de finalement se décider à livrer le fond de sa pensée. Je ne devrais pas sans doute pas l’exprimer de cette façon mais j’ai parfois l’impression qu’elle devient folle.

    Vous avez raison d’une certaine manière, la tranquillisa Derek qui avait perçu son embarras. La maladie d’Alzheimer est la forme de démence la plus courante.

    Anne échangea un regard avec sa fille. Devenir fou parce qu’on perd la mémoire ? dit-elle sur un ton incrédule.

    Derek fit un petit sourire que Meredith jugea supérieur, à la limite du mépris. Vous savez, la perte de mémoire n’est que la première des manifestations. Il y en a beaucoup d’autres.

    Lesquelles ? interrogea sèchement Meredith, en évitant de croiser le regard de sa mère qu’elle sentait étonné et surtout réprobateur. Puisque Monsieur était un véritable puits de science, il n’avait qu’à les en faire profiter. C’est pour ça que nous sommes ici, De… Elle s’arrêta juste avant de gaffer. Il avait placé d’emblée leur conversation sous le signe de la distance, et c’était logique puisqu’elle lui avait dit ne pas vouloir que sa mère puisse soupçonner une quelconque intimité entre eux. Mais ce n’était vraiment pas facile de traiter comme un étranger un homme que l’on avait aimé avec autant de passion et pour qui, quoiqu’on en dise, on éprouvait encore tellement de sentiments. Elle termina sa phrase en espérant qu’Anne n’avait rien remarqué. Pour que vous nous expliquiez en quoi consiste vraiment cette maladie.

    Bien entendu, il avait noté qu’elle avait failli l’appeler par son prénom et cela l’amusa. Quelles explications allait-elle bien pouvoir donner à Maman si celle-ci s’apercevait de la supercherie ? Toutefois, il ne lui accorda pas un regard, agissant comme si elle n’avait rien dit. Puisqu’elle considérait qu’il n’était pas digne d’être présenté à sa mère, même en tant qu’ex petit-ami, il avait décidé de la nier totalement, comme elle niait leur histoire. Mais bon sang, que c’était difficile à faire ! Il devait mettre toute sa volonté pour ne pas la regarder, tant elle était belle et désirable. Vous devez comprendre, Madame Grey – il insista sur le "Madame" pour que Meredith sache bien que ce n’était pas à elle qu’il répondait – que la maladie d'Alzheimer est une maladie neuro-dégénérative, c'est-à-dire qu’elle détruit progressivement et de manière irréversible les fonctions intellectuelles. Il y a trois stades, léger, modéré et avancé. Emporté par sa passion pour son métier, il s’emballa, sans plus penser qu’il s’adressait à des profanes. Evidemment, les symptômes s’aggravent au fur et à mesure des stades : amnésie, bien entendu mais aussi troubles des fonctions exécutives, aphasie, désorientation temporo-spatiale, apraxie, agnosie, désinhibition…


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