• Il était 16h40 lorsque Derek sortit, fraîchement rasé et douché, de la salle de bain attenante au vestiaire qu’il occupait avec Mark. Il ouvrit une armoire en fer dans laquelle il conservait quelques vêtements de rechange, pour pouvoir parer à toutes les éventualités. Il ne mit pas longtemps à se décider pour un jean clair et une chemise du même bleu que ses yeux. Il savait, pour l’avoir maintes fois testé, que l’effet serait garanti. Ce qu'il voulait, ce n’était pas tant donner des regrets à Meredith que lui montrer qu’il ne se laissait pas abattre. Et pourtant… Sitôt après l’avoir quittée, il s’était réfugié dans la cage d’escalier où Mark l’avait retrouvé en train de pleurer comme un enfant sur la perte de ses dernières illusions. Stupéfait de le voir dans cet état – la seule fois où il avait vu Derek pleurer, c’était lorsque celui-ci lui avait raconté les circonstances du suicide de sa mère – Mark était resté coi jusqu’au moment où, honteux de ne plus être capable de maîtriser ses émotions, Derek avait voulu exorciser sa rage en frappant le mur de ses poings. Mark l’en avait empêché in extremis, en lui assurant que ce serait stupide de foutre en l’air des mains à deux millions de dollars et d’ainsi gâcher sa carrière, pour une gamine en pleine confusion sentimentale. Ils étaient restés cachés dans l’escalier, le temps que Derek se calme et se recompose un visage. Ils étaient ensuite retournés à leurs obligations professionnelles, Derek tentant de trouver l’oubli dans le travail, mais le visage de Meredith, avec son expression dure, presque cruelle, l’avait hanté durant toutes ses interventions. Cependant, maintenant, il était prêt à lui livrer bataille, car c’était bien de cela qu’il s’agissait. Il avait une revanche à prendre, compte tenu de la façon dont la jeune fille l’avait traité. Après avoir jeté un dernier regard dans le miroir, où son image lui donna plutôt satisfaction, il quitta, nerveux mais très déterminé, les vestiaires pour regagner son bureau.

    Il faisait les cent pas dans la pièce, réfléchissant à l’attitude qu’il allait adopter et aux mots qu’il allait employer pour faire croire à Meredith qu’il était déjà passé à autre chose, lorsque, à 17 heures précises, son interphone sonna. Docteur, votre rendez-vous est arrivé, lui annonça la voix de la jeune et jolie Nelly qu’il avait choisie spécialement pour assurer son secrétariat ce jour-là, puisque Darlene était absente. A peine plus âgée que Meredith, Nelly était, avec sa bonne humeur perpétuelle, le rayon de soleil du service. Derek n’avait jamais essayé de la draguer pour la simple et bonne raison qu’il était de notoriété publique qu’elle n'était attirée que par des femmes. D’ailleurs, elle venait d’emménager dans l’appartement de Sandra, l’infirmière de bloc préférée de Mark. Mais cela, Meredith ne le savait pas !

    Faites patienter, s’il vous plaît, répondit Derek avec un calme qu’il était loin de ressentir. Il s’installa dans son fauteuil, avant d’ouvrir un des dossiers qui se trouvaient sur son bureau et de prendre un stylo. Il resta immobile, le regard fixé sur sa montre, attendant que quelques minutes s’écoulent, le temps que son ex petite amie – mon dieu, que c’était dur de penser à elle en ces termes ! – se dise qu’il n’était vraiment pas pressé de la revoir. Faites entrer, signifia-t-il enfin à l’interphone. Faisant mine d’être plongé dans l’examen des données médicales du patient, il ne releva pas la tête lorsque la porte s’ouvrit. Il griffonna encore quelques mots avant de se redresser. Il vit Nelly et, derrière elle, Meredith dont il remarqua immédiatement qu’elle portait une courte robe en jean qu’il lui avait offerte au cours d’une de leurs séances de shopping, tout comme les boucles d’oreilles fantaisie qui pendaient à ses lobes. Elle avait attaché ses cheveux en une sorte de chignon sauvage, comme il aimait tellement qu’elle le fasse. Il nota également qu’elle avait verni ses ongles, ce qu’elle faisait très rarement, et qu’elle s’était maquillée plus que de coutume. Il trouva étrange qu’elle se soit autant pomponnée pour une visite d’ordre purement médical. Sans doute voulait-elle lui donner un peu plus de regret. Ah tu veux jouer à ça, ma petite, se dit-il. Eh bien, soit ! Jouons ! Il se leva et avança à leur rencontre. Merci, ma petite Nelly, dit-il d’une voix suave, avec un grand sourire dont la jeune infirmière s’étonna car, même s’il avait toujours été relativement aimable avec elle, Derek Shepherd n’était pas connu pour être chaleureux avec le personnel. Le sourire disparut lorsqu’il s’adressa à Meredith. Mademoiselle Grey, la salua-t-il, sans que son visage ne manifeste aucune émotion particulière. Tu ne veux pas que maman apprenne que tu t’es tapé le vilain docteur ? pensa-t-il. Pas de problèmes !  

    Même si elle était parfaitement consciente d’avoir profondément blessé l’orgueil de Derek – si besoin en avait été, les dix minutes d’attente dans le couloir le lui auraient confirmé – Meredith ne s’attendait pas à un accueil aussi froid. Le très poli mais glacial "Mademoiselle Grey", en opposition à la façon dont il avait remercié la prénommée Nelly – une des pouliches de son cheptel sans aucun doute – sonna à ses oreilles comme la fin irrémédiable de leur histoire. Elle se demanda toutefois pourquoi il avait apporté tant de soin à sa tenue parce que, tout de même, le jean moulant et la chemise dont la couleur était assortie à ses yeux, ce n’était pas innocent. Et les cheveux encore humides avec ces petites mèches bouclant sur le front et au-dessus des oreilles, qui la faisaient toujours craquer… Sans doute désirait-il qu’elle éprouve du regret de l’avoir laissé filer. Même si c’est le cas, il n’en saura rien, se promit-elle. Elle le salua à son tour, tout aussi sèchement que lui. Docteur Shepherd. Voilà ma mère, ajouta-t-elle en se tournant vers la dame qui la suivait.

    En découvrant Anne Grey, Derek réalisa avec étonnement qu’elle était à peine plus âgée que lui. Il s'était imaginé qu'elle était dans la même tranche d'âge que sa belle-sœur et maintenant, il constatait qu'il y avait entre elles une différence assez importante, une bonne dizaine d'années très certainement. Il se rappela alors ce que Meredith lui avait dit au sujet de sa mère, mariée presque tout de suite après le lycée, le bébé dans la foulée… Oui, quarante, quarante-deux ans à tout casser. Petite, encore plus que sa fille, toute menue, des traits réguliers, des cheveux courts bruns, des yeux noisette qui respiraient la bonté, le visage empreint d’une douceur infinie, habillée simplement mais avec classe, elle était aux antipodes de l’image que Derek se faisait d’une mère de famille du Kentucky. Maman est plutôt pas mal, songea-t-il. C’est avec elle que je devrais sortir, tiens ! Il eut aussitôt l’impression d’avoir proféré une monstruosité et chassa immédiatement cette pensée nauséabonde de son esprit. Un sourire avenant sur les lèvres, il s’avança vers Anne, la main tendue. Enchanté de vous connaitre, Madame, dit-il d’une voix douce. Asseyez-vous, je vous en prie.


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  • Anne rendit à Derek sa poignée de main qu’elle trouva franche. Merci de me recevoir, Docteur. En voyant cet homme avancer vers sa fille, elle s’était demandé, contre toute évidence, si cette dernière ne s’était pas trompée de bureau. En effet, Meredith lui avait annoncé qu’elles avaient rendez-vous avec un médecin – elle le connaissait parce qu’il venait manger de temps en temps au Sweet Dream – un neurochirurgien très réputé, presque une célébrité, du moins dans le milieu médical. Il avait même fait récemment la une de certains journaux et magazines spécialisés, à l’occasion de la séparation de sœurs siamoises. Un tel degré de compétence avait fait supposer à Anne qu’elle allait avoir affaire à un homme relativement âgé, tempes grisonnantes, moustache poivre et sel, lunettes… Or, celui qui lui faisait face ne devait avoir que quelques années de moins qu’elle. Oui, trente ans, trente-cinq, tout au plus. Un très bel homme en tout cas, distingué, la mine avenante, le sourire sympathique, soucieux de sa personne, coquet même à en juger par le bleu des vêtements qui semblait identique à celui des yeux, lesquels étaient magnifiques. Et que dire des cheveux ! Ce médecin était un vrai mannequin ! Anne se demanda un instant s’il n’était pas gay, avant de se raviser. Non, sans doute pas. Il devait s’agir plutôt d’un… comment disait-on encore ? Elle avait lu un article à ce propos, dans un ancien numéro de Cosmopolitan, alors qu'elle était chez le coiffeur. Un… un… Ah elle l’avait sur le bout de la langue ! Un… métrosexuel ! Voilà ! Elle avait devant elle un métrosexuel. Elle n’en avait encore jamais vu auparavant. Forcément, ça n’existait pas à Crestwood. Là-bas, les hommes se battaient pour leur survie. Ils travaillaient aux champs, dans les mines de charbons ou à la chaine chez General Motors. Ils n’avaient guère le temps de se préoccuper de leur apparence.

    Perdue dans ses pensées, elle sursauta en entendant sa fille l’appeler. Hou hou… Maman !

    Anne sourit, confuse. Oui, oui, excusez-moi. Je pensais à autre chose. Elle s’assit sur le siège que Derek avançait galamment pour elle.

    Ne vous excusez surtout pas, Madame, la pria-t-il avec un sourire qui irrita Meredith. Cet enfoiré n’allait tout de même pas se mettre à draguer sa mère ? Pas sous son nez ! Désirez-vous boire quelque chose ? Une eau, un café, un soda ? demanda-t-il très civilement.

    Meredith s’offusqua intérieurement. Voilà qu’il joue les barmen maintenant ! Bientôt, il va nous sortir les petits fours.

    C’est très gentil mais non. Je vous remercie, répondit Anne, un peu gênée par les égards dont elle était l’objet et auxquels elle n’était pas habituée. Ce médecin était vraiment d’une extrême amabilité. Aussi fut-elle un peu étonnée lorsqu’il se rassit derrière son bureau sans demander à Meredith ce qu’elle voulait boire. Sans doute l’avait-il déjà fait et n’y avait-elle pas prêté attention, tout occupée qu’elle était à réfléchir au mot qui le qualifierait le mieux.

    Alors, dites-moi, commença Derek avant de joindre ses deux mains. En quoi puis-je vous aider ?

    Anne poussa un bref soupir. C’est au sujet de ma belle-sœur. Elle souffre de la maladie d’Alzheimer. Meredith m’a dit que vous pourriez me conseiller, m’expliquer aussi… Je ne sais pas grand-chose sur cette maladie, avoua-t-elle. Il y a deux ans, quand ma belle-sœur m’a annoncé qu’elle avait Alzheimer, j’ai cru qu’il faudrait longtemps avant qu’elle n’en souffre vraiment. Elle n’a que cinquante-cinq ans. Pour moi, ce n’était que les personnes âgées qui perdent la mémoire. Mais à mon arrivée ici, je me suis rendu compte que… Elle s’arrêta de parler un instant, comme si elle n’osait pas en dire plus, avant de finalement se décider à livrer le fond de sa pensée. Je ne devrais pas sans doute pas l’exprimer de cette façon mais j’ai parfois l’impression qu’elle devient folle.

    Vous avez raison d’une certaine manière, la tranquillisa Derek qui avait perçu son embarras. La maladie d’Alzheimer est la forme de démence la plus courante.

    Anne échangea un regard avec sa fille. Devenir fou parce qu’on perd la mémoire ? dit-elle sur un ton incrédule.

    Derek fit un petit sourire que Meredith jugea supérieur, à la limite du mépris. Vous savez, la perte de mémoire n’est que la première des manifestations. Il y en a beaucoup d’autres.

    Lesquelles ? interrogea sèchement Meredith, en évitant de croiser le regard de sa mère qu’elle sentait étonné et surtout réprobateur. Puisque Monsieur était un véritable puits de science, il n’avait qu’à les en faire profiter. C’est pour ça que nous sommes ici, De… Elle s’arrêta juste avant de gaffer. Il avait placé d’emblée leur conversation sous le signe de la distance, et c’était logique puisqu’elle lui avait dit ne pas vouloir que sa mère puisse soupçonner une quelconque intimité entre eux. Mais ce n’était vraiment pas facile de traiter comme un étranger un homme que l’on avait aimé avec autant de passion et pour qui, quoiqu’on en dise, on éprouvait encore tellement de sentiments. Elle termina sa phrase en espérant qu’Anne n’avait rien remarqué. Pour que vous nous expliquiez en quoi consiste vraiment cette maladie.

    Bien entendu, il avait noté qu’elle avait failli l’appeler par son prénom et cela l’amusa. Quelles explications allait-elle bien pouvoir donner à Maman si celle-ci s’apercevait de la supercherie ? Toutefois, il ne lui accorda pas un regard, agissant comme si elle n’avait rien dit. Puisqu’elle considérait qu’il n’était pas digne d’être présenté à sa mère, même en tant qu’ex petit-ami, il avait décidé de la nier totalement, comme elle niait leur histoire. Mais bon sang, que c’était difficile à faire ! Il devait mettre toute sa volonté pour ne pas la regarder, tant elle était belle et désirable. Vous devez comprendre, Madame Grey – il insista sur le "Madame" pour que Meredith sache bien que ce n’était pas à elle qu’il répondait – que la maladie d'Alzheimer est une maladie neuro-dégénérative, c'est-à-dire qu’elle détruit progressivement et de manière irréversible les fonctions intellectuelles. Il y a trois stades, léger, modéré et avancé. Emporté par sa passion pour son métier, il s’emballa, sans plus penser qu’il s’adressait à des profanes. Evidemment, les symptômes s’aggravent au fur et à mesure des stades : amnésie, bien entendu mais aussi troubles des fonctions exécutives, aphasie, désorientation temporo-spatiale, apraxie, agnosie, désinhibition…


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  • Meredith interrompit brusquement son ex. Ça vous dérangerait de parler comme tout le monde ?

    Meredith, voyons ! s’exclama sa mère, horrifiée. Même si elle devait admettre que le discours de Derek lui était totalement hermétique, elle ne pouvait que désapprouver la façon plus que cavalière, à la limite de la grossièreté même, dont Meredith s’était adressée au chirurgien, d’autant plus que ce n’était pas la première fois. Qu’était devenue la petite fille timide et respectueuse qui avait quitté Crestwood quelques mois plus tôt ?

    Meredith, qui n’avait pas apprécié de se faire reprendre comme une enfant devant Derek dont le petit sourire moqueur montrait à quel point il appréciait la situation, invectiva sa mère. Quoi ? Ne me dis pas que tu as compris ce qu’il vient de dire ! Elle se tourna vers le coupable. Nous sommes là pour comprendre mais si vous utilisez votre jargon médical, on ne va jamais s’en sortir.

    Derek eut énormément de mal à garder son calme. Il ne supportait déjà plus l’agressivité dont elle faisait systématiquement preuve avec lui. Mais il s’était juré de l’ignorer et il allait le faire, jusqu’au bout, même si ça le démangeait de répliquer. Il planta ses yeux dans ceux d’Anne. Si vous ne me comprenez pas, n’hésitez pas à m’interrompre. Je suis conscient que je suis un exécrable professeur, ajouta-t-il avec un sourire diablement charmeur.

    Ça, c’est certain, pensa Meredith. Incapable de te mettre au niveau des autres. Tu es tellement arrogant ! Et arrête de faire du charme à ma mère, espèce de sale con ! Elle avait parfaitement compris son petit jeu, faire comme s’il ne la voyait pas, comme s’il ne l’entendait pas, en bref, faire comme si elle n’existait pas. Ce type avait un de ces toupets ! Comme si, après l’avoir humiliée comme il l’avait fait, il estimait avoir encore le droit de la traiter de cette façon ! Elle sentit l’énervement monter en elle mais tenta de le juguler. C’était justement ce qu’il voulait, qu’elle explose. Elle n’allait bien évidemment pas lui faire ce plaisir.

    Pour le dire plus simplement, poursuivit Derek qui n’avait même pas besoin de la regarder pour sentir à quel point elle fulminait, Alzheimer se manifeste aussi par la perte de la capacité de jugement et de raisonnement, par des problèmes d'expression et de langage, une désorientation dans le temps et dans l'espace, des sautes d'humeur ainsi que des changements de comportement. Le hochement de tête d’Anne lui confirma que non seulement elle le comprenait, mais qu’elle savait déjà de quoi il parlait. Oui, vous avez déjà dû le constater par vous-même, j’imagine, dit-il. Le caractère de votre belle-sœur a changé, sa personnalité aussi. Ce n’est malheureusement qu’un début. Elle va également éprouver de plus en plus de difficultés à effectuer les gestes de la vie quotidienne.

    C’est bien joli, tout ça, mais vous pourriez être plus précis ? insista Meredith en dédaignant le regard mécontent dont Anne la gratifiait. Qu’est-ce que ça implique exactement ? Elle voulait que sa mère prenne conscience de la gravité de l’état d’Ellis, mais surtout qu’elle comprenne que s’occuper d’elle était devenu mission quasiment impossible, que le fardeau était trop lourd à porter, surtout pour une jeune femme de l'âge de sa fille. Ce n’était pas avec les généralités que Derek venait de débiter qu’elle allait en être convaincue.

    Mais laisse le docteur parler ! la réprimanda Anne. Tu lui coupes la parole tout le temps. En réponse au regard furibond de sa fille, elle ouvrit de grands yeux tout comme elle le faisait lorsque la petite Meredith s’apprêtait à faire des bêtises et qu’elle voulait lui faire sentir sa réprobation.

    Cette fois, le sourire de Derek se fit large et victorieux. Encore un peu et Maman allait donner la fessée ! Que diriez-vous si je vous donnais quelques exemples ? lui proposa-t-il. Je pense que ce serait plus facile pour comprendre.

    Euh… oui, des exemples. Je crois que ce serait bien. Anne commençait à trouver étrange le comportement de ce médecin qui ne s’adressait qu’à elle en ne la quittant pas des yeux. Alors que c’était Meredith qui menait le débat, il agissait comme s’il ne l’entendait pas. Anne ne pouvait que s’étonner aussi de ces petits sourires et regards profonds qu’il lui dispensait à profusion depuis qu’elle était entrée. Elle ne put s’empêcher de penser que peut-être il essayait de la draguer, pour aussitôt rougir et se gourmander. Non, ce n’était pas possible. Cet homme devait plus que certainement avoir des tas d’opportunités. Comment pourrait-il s’intéresser à elle, à son âge ? A moins qu’il ne s’agisse d’un de ces séducteurs compulsifs ? Elle se demanda comment, le cas échéant, elle allait pouvoir lui faire comprendre avec tact qu’elle n’était pas du tout intéressée. Il y avait tellement longtemps qu’elle n’avait plus eu à refuser des avances qu’elle avait oublié comment faire sans heurter la susceptibilité du prétendant.

    Ne se doutant absolument pas des interrogations que son attitude faisait naître chez son interlocutrice, Derek se lança dans l’énumération des exemples qu’il avait promis de donner. Comme vous le savez, ce sont les troubles de la mémoire qui prédominent dans la maladie d’Alzheimer. Votre belle-sœur peut très bien se souvenir de faits se rapportant à son enfance mais elle va oublier ce qu’elle a mangé au petit-déjeuner ou ce que vous lui avez dit cinq minutes plus tôt. Ce qui est surtout gênant, c’est l’oubli des petites choses qui sont pourtant essentielles dans la vie quotidienne, comme les numéros de téléphone des proches, la place des objets, le code de la carte de crédit, les médicaments qu’on doit prendre… Il gardait à l’esprit qu’il ne devait surtout pas évoquer les incidents réels que Meredith lui avait rapportés ou auxquels il avait assisté, parce qu’il ne voulait pas trahir le fait qu’ils se connaissaient et qu’il avait rencontré Ellis. Elle n’a déjà sûrement plus la notion de date et d’heure, d’espace aussi, tout comme elle ne sait plus où elle habite, elle ne connait plus son adresse… Elle se perdra si elle sort seule de chez elle.


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  • Oui, c’est déjà arrivé, confirma Anne en prenant sa fille à témoin. Gloria m’a raconté qu’un matin, vous aviez quitté la maison pour aller travailler et qu’Ellis vous avait suivies. C’est un voisin qui l’a trouvée deux rues plus loin. Elle était complètement égarée, dans tous les sens du terme.

    Derek opina de la tête. Effectivement, le risque de fugue n’est pas à négliger. Ces personnes ont du mal à rester assises. Alors, elles marchent pendant des heures, sans but, et elles finissent par se perdre.

    Mais si on les surveille bien, ça peut être évité, estima Anne.

    La moue de Derek attesta de son scepticisme. Peut-être. Mais c’est épuisant de devoir courir après un proche, de toujours le surveiller où qu’il soit. Et puis, il peut déambuler aussi dans la maison, avec tous les risques d’accidents que cela comporte. Vous êtes constamment sous pression. Il sourit avec compassion à la dame qui semblait de plus en plus démoralisée par ce qu’elle entendait. Vivre avec un malade d’Alzheimer, c’est une sollicitation de tous les instants. A un certain stade, il devient incapable de toute initiative. Donc, il faut lui dire de manger de se laver, de s’habiller…

    Heureusement, Ellis n’en est pas encore à ce stade, dit Anne, bien décidée à voir le bon côté des choses. Ce que Derek lui laissait entrevoir était tellement horrible qu’il fallait qu’elle se rassure d’une manière ou d’une autre.

    Meredith haussa légèrement les épaules. Non, mais elle met parfois un pull à col roulé alors qu’il y a plein soleil. Et elle se fâche quand on veut la faire changer.

    Derek enchaîna. Les crises de colère sont fréquentes. Le malade déprime, il est anxieux, il devient agressif. Il délire aussi. Il pense que des choses qui n’existent que dans son imagination sont réelles. Par exemple, il prétend que des voleurs se sont introduits dans la maison, ou bien que ses voisins lui veulent du mal. En l’écoutant citer tous les problèmes qui pouvaient survenir, Anne commençait à entrapercevoir les difficultés qui allaient se présenter. Et encore ! Elle pressentait que Derek n’en était qu’au début. Elle regarda sa fille avec un air abattu et le chirurgien eut pitié d’elle. Il va de soi que l’évolution de la maladie est différente pour chaque personne. Et tous les malades ne présentent pas tous les symptômes que je vous décris. Par exemple, le phénomène de désinhibition ne se manifestera pas automatiquement

    Agacée par ce terme trop spécifique autant que par le mépris dans laquelle il la tenait, Meredith fit claquer sa langue contre son palais. C’est-à-dire ?

    Fidèle à son principe, Derek ne lui prêta pas attention. Il se leva pour aller jusqu’au frigidaire. Vous êtes sûre que vous ne voulez toujours rien boire, Madame Grey ?

    Non, toujours rien. Merci, Docteur. Anne fronça les sourcils en voyant Derek sortir une petite bouteille de Coca Zero et la verser dans un verre. Cette fois, la confusion n’était plus possible. Il n’avait pas demandé à Meredith ce qu’elle voulait boire et, donc, le soda qu’il était en train de servir était plus que certainement pour lui. Cet homme semblait bien élevé, il était même affable. Pourquoi alors se conduisait-il aussi grossièrement ? Voulait-il faire payer à Meredith le comportement agressif qu’elle manifestait à son égard ?

    Puisque c’est proposé si gentiment, je veux bien un verre d’eau. Merci, Docteur, persifla Meredith. S’il croyait qu’elle allait encore se laisser snober, il se trompait. Elle était tellement exaspérée qu’elle se moquait totalement maintenant de sauver les apparences vis-à-vis de sa mère. Tout ce qu’elle voulait, c’était que Derek craque, qu’il abandonne sa ligne de conduite débile et qu’il lui parle.

    Anne allait d’étonnement en étonnement. Elle avait le souvenir d’une jeune fille très timide, effacée, craintive même de temps à autre, qui ne disait jamais un mot plus haut que l’autre, et là, elle découvrait une femme sûre d’elle, effrontée, et parfois franchement cassante. Ce qui la déroutait surtout, c’était l’impertinence, l’impolitesse même, dont Meredith faisait preuve envers le chirurgien. C’était d’autant plus étrange qu’il était également un de ses clients, à la boutique. Voilà une attitude qui n’était pas très commerciale et qui ne pouvait se justifier, à la rigueur, que s’il y avait eu un incident entre eux. Ou bien il s’agissait d’un effet du trouble de stress post-traumatique découlant de la tentative de viol que sa fille avait subie. Le médecin étant un homme, peut-être que Meredith transférait sur lui la colère qu’elle éprouvait envers George. Il va falloir qu’elle m’explique, se jura Anne.

    Comme Derek lui tournait encore le dos, Meredith ne vit pas le sourire satisfait qu’il arborait. L’état d’énervement dans lequel il avait réussi à la mettre l’amenait lentement à oublier les règles qu’elle avait elle-même fixées. Pour peu que sa mère soit un peu perspicace, elle n’allait pas tarder à saisir qu’il y avait anguille sous roche. Après avoir servi le verre d’eau, Derek vint le poser sur le bureau, sans un regard pour celle à qui il était destiné, se fendant cependant d’un sec S’il vous plait. Il revint s’asseoir et, après avoir souri gracieusement à Anne et bu une gorgée de son soda, il reprit son explication. Avec la mémoire, les malades perdent aussi les notions de respect des règles de bienséance. Ils disent tout ce qu'ils pensent, ou bien ils utilisent un langage ordurier. Ils peuvent se mettre à hurler en pleine rue, se déshabiller dans un magasin ou encore avoir un comportement sexuellement déplacé. Ils ne se rendent plus compte que ce qu’ils font est incorrect. C’est ce qu’on appelle la désinhibition.

    Meredith et sa mère échangèrent un regard catastrophé, comprenant que contrairement à ce qu’elles croyaient, le pire restait encore à venir. Je ne m’attendais pas à ça, reconnut Anne. Quand ma belle-sœur a appris sa maladie, dit-elle à l’intention de Derek, son médecin lui a conseillé de rester chez elle, pour maintenir ses repères le plus longtemps possible. Le médecin approuva d’un hochement de tête. J’habite dans le Kentucky, crut lui apprendre Anne. Ellis a perdu son mari il y a une dizaine d’années. Comme elle n’avait personne pour s’occuper d’elle, elle a engagé une dame de compagnie qui avait une formation d’infirmière. Cette dame est très investie et très efficace, je dois dire. Une vraie perle, ajouta-t-elle avec un sourire ému en pensant à la fidèle Gloria. Ça a très bien fonctionné au début mais l’état de ma belle-sœur a empiré et… La dame de compagnie a une famille. Elle ne peut pas rester à son poste jour et nuit. Quand Meredith a décidé de venir à San Francisco avec ses amies, j’ai cru avoir trouvé la solution mais je me suis trompée, déplora-t-elle.


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  • L’impression que sa mère lui reprochait de ne pas être à la hauteur fit monter les larmes aux yeux de Meredith. Maman, ce n’est pas que je ne veux pas m’occuper de tante Ellis mais… Le jour, je travaille. Le soir, je dois veiller sur elle. Et je vis quand, moi ? J’ai vingt-et un ans et je devrais passer tout mon temps libre auprès d’une malade ? En plus, je ne sais pas comment agir avec elle ! Une larme coula le long de sa joue.

    En dépit de l'attitude qu'elle avait adoptée envers lui, Derek eut pitié de sa détresse. De plus, il était totalement d’accord avec elle. Il lui avait assez répété que ce n’était pas à elle de gérer ce genre de situation. Ce fut pour cela qu’il décida de lui apporter son soutien. Effectivement, le maintien à domicile demande un investissement humain très important, parce que la surveillance doit être constante. La responsabilité est énorme, surtout pour une personne de l’âge de votre fille, exposa-t-il à Anne. Il fut touché de voir le regard plein de reconnaissance que lui lançait Meredith et il esquissa un bref sourire.

    Oui, je m’en rends compte maintenant. Anne se tourna vers sa fille. Tu as raison, je t’en ai trop demandé. Tu as le droit de vivre ta vie. Elle réfléchit un bref instant. Je devrais peut-être envisager de venir vivre à San Francisco.

    Maman ! s’écria Meredith, interloquée. Ta vie est à Crestwood. Tu as tes amies, ton travail… Et papa ? Tous les moments que tu passes avec lui, tu es prête à y renoncer ?

    L’émotion submergea Anne Grey. En effet, elle se rendait au moins trois fois par semaine au cimetière. Elle aimait passer de longues heures, assise sur la pelouse, juste à côté de la tombe de son défunt mari, pour lui conter ce qui faisait sa vie depuis qu’il n’était plus là : en premier lieu bien sûr, tout ce qui concernait Meredith, et puis pêle-mêle, ses tracas professionnels, ses petits problèmes domestiques, les naissances, mariages et décès qui survenaient dans son entourage, les derniers potins… Elle se plaisait à croire qu’il l’entendait et qu’elle arrivait parfois à le distraire avec ses petites histoires. De temps en temps même, elle avait l’impression de l’entendre rire. C’était tous ces petits moments qui lui permettaient de tenir le coup sans lui. Meredith avait raison. Le sacrifice serait énorme. Ma chérie, que je sois à Crestwood ou pas, ça ne change plus rien pour ton papa, dit-elle d’une voix douce. Quant au travail, on peut en trouver partout quand on est de bonne volonté. C’est la sœur de ton père, Meredith, se justifia-t-elle devant le regard dubitatif de sa fille. Elle a veillé sur lui quand il était petit. Je veux lui rendre la pareille, conclut-elle en se tournant vers Derek avec un sourire qui se voulait plein de bravoure mais qui cachait mal son désarroi. Elle n’était vraiment pas sûre d’être à la hauteur de la tâche qui l’attendait.

    Je comprends vos motivations, Madame et je les respecte, assura le chirurgien. Mais si vous m’autorisez à donner mon avis – Anne et Meredith acquiescèrent simultanément d’un signe de tête – je ne crois pas que ce soit une bonne idée. En tout cas, si j’étais à votre place, je ne le ferais pas. D’habitude, lorsque les familles de ses patients lui demandaient des conseils, il s’abstenait toujours de donner son avis personnel et se bornait à énoncer froidement les faits et les différentes options, sans parti pris, afin que les personnes concernées puissent prendre une décision en toute connaissance de cause, mais aussi en toute indépendance. Il se rendait compte que, dans le cas présent, il enfreignait cette règle d’or, parce qu’il s’agissait de Meredith et que, malgré toute sa volonté, il lui était impossible de rester neutre. Vous voyez, le problème avec Alzheimer, c’est que la personne qui en souffre est dans son monde et ce monde est en total décalage avec le nôtre. C’est pour cela que cette maladie est bien plus éprouvante pour l’entourage que pour le patient lui-même. A nouveau, il décida de se baser sur du concret pour faire comprendre à Anne ce dont il était question. Par exemple, votre belle-sœur peut fort bien se réveiller en pleine nuit, marcher dans la maison ou s’habiller. En revanche, elle va passer des heures au lit en pleine journée. Si vous décidez de vous occuper d’elle, vous allez être sollicitée à toute heure du jour et de la nuit et vous allez accumuler une fatigue dont l’effet ne sera pas négligeable, à plus ou moins long terme, sur votre humeur et votre état de santé.

    Alors, vous êtes du même avis que Meredith ? Vous pensez qu’il faut placer Ellis en maison de retraite ? s'enquit Anne d’une voix soudain éteinte.

    Derek secoua la tête. Peut-être pas immédiatement, non. Il y a des centres thérapeutiques qui accueillent les malades pendant la journée. Ils participent à des activités comme des exercices de motricité, des jeux, des activités artistiques, des ateliers de stimulation cognitive. C’est vraiment bénéfique pour eux.

    Ça a l’air très bien mais ça ne résout pas le problème de la nuit, fit remarquer Meredith, ses yeux suppliants allant de sa mère à Derek. Gloria rentre chez elle le soir. On fait quoi alors ?

    Derek hésita avant de répondre. Etait-ce à lui de trouver des solutions pour qu’elle puisse s’amuser, sortir, sans lui, avec d’autres sûrement ? Il s’y résolut. Puisque leur histoire était terminée, il n’avait pas à la retenir prisonnière, sans parler du danger que cela représentait pour Ellis de la laisser aux mains d’une jeune fille inexpérimentée. Il était peut-être temps de conclure une trêve. Si cette dame ne peut pas assurer la garde de nuit, vous devrez faire appel à une garde-malade. Il y a des organismes très sérieux qui pourraient vous envoyer une personne qui soit formée pour répondre aux besoins de votre belle-sœur.

    Nous en avons déjà une, fit remarquer Meredith. C’est une infirmière à domicile, elle nous a été fournie par une association que Gloria a contactée. D’après elle, les tarifs sont vraiment intéressants.

    Eh bien, voilà déjà un problème de réglé, décréta Derek. Il ne s’était pas encore posé la question, mais à cet instant il sut qu’il continuerait d’assumer les frais de garde de la tante de Meredith tant que ce serait nécessaire. C’était le moins qu’il pouvait faire pour la jeune fille, après le chagrin qu’il lui avait causé.


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