• Bien que la jeune fille essaie de se contrôler, elle ne parvenait pas à empêcher ses larmes de couler. Elle a été tellement gentille avec moi. J’aurais voulu la connaître plus longtemps. Elle aurait pu m’apprendre tellement de choses, déplora-t-elle.

    Oui, c’était une femme exceptionnelle, reconnut Derek en lui tendant son mouchoir. Elle t’a parlé d’Hollywood ? lui demanda-t-il avec un sourire ému. Elle acquiesça d'un signe de tête tout en essuyant ses joues ruisselantes de pleurs. On adorait ça, Mark et moi, quand on était gamins. Elle nous faisait voir des vieux films et elle nous racontait toutes ces choses sur les acteurs, ou sur la façon dont se passaient les tournages, lui expliqua-t-il, attendri par les souvenirs d’enfance qui lui revenaient en mémoire. C’était un peu comme si, avec elle, on avait accès à l’envers du décor, tu vois.

    Oui, comme si on pénétrait dans un autre monde, chuchota Meredith comme pour elle-même. Quand on pense qu’elle a connu Marilyn ! s’exclama-t-elle soudain. Elle m’a montré les photos. C’est dingue !

    Derek émit un petit rire. Les fameuses photos ! Qu’est-ce que j’ai pu passer comme temps à les regarder ! Je ne connaissais pas du tout ces gens, pour la plupart. Mais le simple fait de savoir qu’ils vivaient à Hollywood en faisait des héros pour moi. Et que Momsy les ait tous si bien connus… Pour moi, elle était une star elle aussi. Il se revit, petit garçon, le nez plongé des heures durant dans les albums de la grand-mère de Mark, découvrant le visage de ces inconnus, si beaux, qui semblaient tellement heureux de vivre. Ce n’était que bien plus tard qu’il avait pris conscience des drames qui se jouaient souvent derrière ces sourires de façade. Quand j’étais petit, je voulais être acteur, moi aussi, lâcha-t-il soudain, les yeux perdus au loin. Ma vie n’était pas facile alors, jouer à être quelqu’un d’autre et être payé pour ça, je trouvais ça génial.

    Meredith le regarda, étonnée qu’il se laisse aller à ce qui ressemblait bien à une confidence. Quand ils sortaient ensemble, il avait toujours soigneusement évité d’évoquer son enfance, son passé, tout ce qui était personnel, en fait. Et le voilà qui, maintenant, semblait prêt à aborder le sujet. Tu voulais échapper à la réalité, présuma-t-elle d'une voix douce.

    Derek haussa légèrement les épaules. Oh tu sais, en grandissant, je me suis rendu compte qu’il y avait énormément de gens qui vivaient des choses bien pires que moi. Je n’ai jamais eu faim. J’avais de beaux vêtements, une belle maison. On partait en vacances dans des endroits idylliques. Je n’ai manqué de rien. C’était tellement plus facile de lui parler de lui, de son passé, maintenant que Momsy lui avait révélé ce qu’il avait vécu. De ce fait, il n’avait plus à craindre que la jeune fille lui pose des questions, qu’elle veuille entrer dans les détails, puisqu’elle savait déjà tout. En se chargeant de mettre à jour les horreurs qu’il s’était évertué à garder secrètes pendant si longtemps, Momsy l’avait dispensé d’une tâche qu’il n’était pas sûr de pouvoir assumer. Mes parents m’ont donné tout ce dont j’avais besoin, sauf leur amour, conclut-il avec une nuance de regret.

    C’est ce qu’il y a de plus important, Derek, objecta Meredith, touchée par la détresse qu’il lui laissait entrevoir.

    Je sais, soupira-t-il. Encore que… quand j’avais trop besoin d’affection, il y avait Momsy. Elle était un peu ma grand-mère, à moi aussi, avoua-t-il. Pour cacher l’émotion qui le submergeait subitement, il se retourna et se servit une deuxième tasse de café.

    Meredith fut tentée de lui dire que Momsy lui avait parlé du petit garçon qu’il avait été, celui qui réclamait les baisers qu’il ne recevait pas chez lui, qu’elle lui avait dévoilé aussi ses secrets de famille. Mais elle s’en abstint. Elle n’était pas du tout convaincue qu’il apprécie cette initiative et elle ne voulait pas risquer de ternir l’image qu’il avait de Momsy. Elle était un peu la grand-mère de tout le monde, murmura-t-elle. Je n’arrive pas à croire qu’elle n’est plus là.

    Moi non plus, répondit Derek sur le même ton. Ils se perdirent un instant dans leurs pensées, chacun songeant aux moments privilégiés qu’il avait partagés avec la vieille dame. C’était une chance d’avoir connu un tel personnage.

    Ces derniers temps, elle passait beaucoup de temps à regarder ses photos, lui confia soudain la jeune fille. Pas celles d’Hollywood, tu sais, mais des photos de famille. C’est ce qu’elle faisait quand elle…

    Alerté par le tremblement de sa voix, Derek se tourna vers elle et la découvrit agitée de pleurs silencieux. Il n’avait qu’une envie, la prendre dans ses bras pour la consoler, comme il le faisait avant. Il ne le fit pas de peur de déclencher une réaction hostile. Dans l’immédiat, le plus important, c’était de renouer le dialogue avec elle. Mer…

    Elle ne le laissa pas continuer. Même si cela lui faisait mal, elle éprouvait le besoin de lui dire ce qu’elle avait ressenti. Elle n’en avait encore parlé à personne. Et même si elle lui en voulait, pour de tout autres motifs, elle était consciente que personne ne pourrait la comprendre mieux que lui. Quand je suis entrée dans sa chambre… il y avait un album par terre. J’imagine qu’il est tombé quand elle… Elle se revit entrant dans la chambre, encore inconsciente du drame qui s’y était joué. Il était ouvert sur une photo de son mari et de son fils. Et elle… Elle plongea ses yeux remplis de détresse dans ceux de Derek. Elle souriait. J’ai cru qu’elle dormait. Je n’ai pas compris tout de suite, admit-elle en secouant lentement la tête. C’est la première fois que je voyais un mort. Quand mon père est décédé, j’étais toute petite. Alors, ma mère n’a pas voulu que je le voie. Derek la regarda avec compassion. Lui, la mort faisait partie de sa vie, que ce soit dans son histoire personnelle ou dans son métier. Après tant d’années passées à ses côtés, il avait appris à la connaître. Il la sentait arriver, il la voyait rôder autour des patients. Il essayait de l’amadouer, de la repousser, tout en sachant qu’il ne parviendrait jamais à la vaincre. Bien sûr, il ne s’y habituait pas – le jour où cela arriverait, il serait temps qu’il change de métier – mais il n’y faisait plus vraiment attention, un peu comme avec ces personnes qu’il croisait tous les jours sans plus vraiment les voir. Il ne pouvait en être de même pour Meredith que ce premier face-à-face avec la grande faucheuse avait traumatisée, il s’en rendait compte. Elle souriait, répéta-t-elle. Comment j’aurais pu deviner ? Elle avait l’air tellement heureuse, Derek.


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  • Meredith, arrête, dit Derek avec douceur. Ses mains le démangeaient de ne pas pouvoir aller vers elle, la toucher, la caresser. Cesse de penser à ça. Dis-toi que… dis-toi que, maintenant, elle est auprès de ceux qu’elle aimait et que c’est ce qu’elle voulait.

    Enervée, Meredith partit à l’autre bout de la pièce. Elle ne voulait certainement pas mourir toute seule, cria-t-elle avec une certaine violence. J’aurais dû être avec elle mais au lieu de ça, je suis allée à cette stupide soirée et…

    Reléguant dans un coin de son cerveau cette dernière information qui lui déplaisait souverainement, Derek rejoignit la jeune fille et la saisit aux épaules pour l’obliger à lui faire face. Arrête ça tout de suite ! Elle essaya de se dégager mais il resserra son étreinte pour la maintenir devant lui. Elle est morte en pleine nuit. Si tu n’étais pas sortie, tu aurais été dans ta chambre, en train de dormir, et tu n’aurais rien pu faire. Ni toi ni personne ! Il sentit qu’elle se détendait et allégea sa pression sans toutefois la relâcher totalement. Elle avait quatre-vingt-quatre ans, Meredith. Elle était arrivée au bout de sa route, il faut l’accepter. Il se raidit lorsqu’elle plongea son regard, plein de doute et de désarroi, dans le sien. Il aurait suffi qu’il se penche un peu pour atteindre sa bouche. La tentation était trop forte. Il cessa de la tenir et recula d’un pas. Cela faisait tellement longtemps qu’il espérait avoir la chance de pouvoir lui parler. Maintenant qu’il l’avait, il n’allait pas la gâcher pour un baiser volé. S’il arrivait à la convaincre de lui donner une seconde chance, il aurait le reste de sa vie pour l’embrasser. Elle n’a pas souffert. Le reste… le reste n’a pas d’importance. Il vit sa tête qui allait lentement de droite à gauche. Ce n’est pas ta faute, Mer.

    Si, si, ça l’est, insista-t-elle avec fatalisme. Si je n’étais pas venue… Elle fit quelques pas et se laissa tomber sur une chaise. Cette idée la vrillait depuis des heures et des heures. Elle était responsable de la mort de Momsy.

    Derek fronça les sourcils. Comment ça, si tu n’étais pas venue ?

    Mais tu ne comprends donc pas ? s’emporta à nouveau Meredith. Je suis arrivée ici avec mes petites histoires. Et ma colère. J’étais tellement en rage, Derek, tellement. La culpabilité submergea le chirurgien. Cette rage dont elle parlait, c’était lui qui l’avait fait naître. Elle était là alors, j’ai tout déversé sur elle, poursuivit-elle. Je lui ai même dit du mal de Mark, tu te rends compte ? Elle l’aimait tellement et moi, je l’ai sali. Elle s’est énervée, elle a crié. Je l’ai bouleversée. J’ai bouleversé ses habitudes. Ce n’était pas bon pour elle.

    Derek se précipita pour s’agenouiller devant elle et lui prit les mains. Bébé, tu es folle de penser ça, s’exclama-t-il, sans réaliser qu’il lui donnait encore une fois ce petit nom tendre dont elle ne voulait plus. Au contraire, tu lui as fait du bien. Elle était heureuse que tu sois là. Elle le regarda à travers ses larmes et se sentit fondre devant son sourire. Seule sa fierté la retint de se blottir dans ses bras. Elle était malade, elle était usée, insista-t-il. Son cœur prit tout à coup le dessus sur sa raison et il lui effleura la joue du revers de la main. Le contact de sa peau le fit frémir. Je crois qu’elle en avait assez de la vie mais tu lui as donné une raison de s’accrocher encore un peu, avança-t-il de sa voix suave. Tu as été le rayon de soleil de ses derniers jours, Meredith.

    Tu crois ? demanda-t-elle d’une toute petite voix.

    J’en suis sûr. Elle me l’a dit, précisa Derek devant le regard incrédule de la jeune fille. Elle t’appréciait énormément. Elle a été très heureuse de t’avoir auprès d’elle.

    Merci, parvint-elle à ânonner avant de fondre en larmes. La mort de Momsy, le chagrin de Mark, les retrouvailles avec Derek, tout ce qu’elle éprouvait vis-à-vis de ces divers évènements… C’en était trop pour elle. Elle ne pouvait pas gérer tout cela.

    Je m’en veux tellement pour ce que je t’ai fait, murmura Derek, le cœur serré. Je ne voulais pas…

    Meredith leva la main. Non, Derek, non. Pas ça. Je ne peux pas, articula-t-elle avec peine, à cause des pleurs qui étranglaient sa voix. Elle ne se sentait pas la force d’entamer une discussion sur leur relation.

    Calme-toi, la supplia-t-il, au comble du supplice. Il se leva et alla chercher quelques feuilles de sopalin pour remplacer le mouchoir qu’elle avait trempé. Je ne te parlerai pas de nous maintenant. Ce n’est ni le moment ni le lieu. Il revint et lui tendit les quelques feuilles de papier essuie-tout. Là, je veux juste que tu saches que je suis désolé, poursuivit-il en la regardant essuyer son beau visage. Parce que tout ce que tu vis pour le moment, c’est ma faute. Si je n’avais pas agi comme je l’ai fait… Sous l’effet de l’émotion, sa voix se cassa. Depuis qu’il la connaissait, il avait toujours tout fait pour épargner Meredith. Il n’avait eu d’autre but que de la protéger. Et au final, c’était lui qui lui avait fait le plus de mal. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à espérer qu’elle trouverait en elle la force de lui pardonner. Si je n’avais pas fait le con, tu ne serais jamais venue ici et tu n’aurais pas eu à vivre tout ça.

    Meredith réfléchit quelques secondes à ce qu’il venait de lui dire. Effectivement, s’il n’y avait pas eu toutes ces histoires, elle ne serait jamais réfugiée à Santa Rosa. Mais alors, je n’aurais pas connu Momsy, pensa-t-elle à voix haute. Donc, on va dire que c’est un mal pour un bien. Ils se regardèrent et, pour la première fois depuis qu’ils s’étaient revus, se sourirent. Mais l’instant ne dura pas. Après avoir séché ses larmes, Meredith se leva pour aller jeter les essuie-tout à la poubelle. Elle s’arrêta devant la fenêtre pour regarder Jackson qui accueillait les premières personnes venues pour se recueillir devant la dépouille de Momsy.

    Derek vint se poster derrière elle et regarda au-dessus de son épaule le manège des véhicules qui se garaient devant l’Hacienda. Alors cette soirée… c’était comment ? demanda-t-il tout à coup d’un ton faussement détaché.


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  • Derek posa son livre sur la table de chevet. C’était peine perdue. Quels que soient ses efforts, il ne parvenait pas à se concentrer suffisamment pour comprendre ce qu’il lisait. Il avait à peine terminé une phrase qu’il en avait déjà oublié le début. Il avait bien trop de choses en tête, et la principale, c'était ses retrouvailles avec Meredith, évidemment. La revoir avait été à la fois un ravissement et une torture. Un ravissement parce qu’il avait enfin pu se retrouver près d’elle, la regarder, l’écouter, lui parler même. Une torture parce qu’il avait dû se contenir, faire attention à ses paroles et à ses gestes, pour ne pas effaroucher la jeune fille. Il avait encore en mémoire la façon dont, les yeux étincelants d’une rage soudaine, elle lui avait cloué le bec lorsqu’il avait essayé de la questionner sur la soirée à laquelle elle s’était rendue, la nuit précédente. Est-ce que je te demande, moi, de quelle manière tu as occupé ton temps ? Ce que je fais de ma vie ne te regarde plus, Derek ! avait-elle crié. Il se l’était tenu pour dit et n’avait plus insisté, tourmenté par l’horrible idée que si elle ne voulait pas lui répondre, c’était peut-être parce qu’elle avait quelque chose à lui cacher. Après cela, elle s’était arrangée pour ne plus être seule avec lui et ils n’avaient plus échangé que des banalités polies, des renseignements d’ordre pratique sur les repas, les visiteurs ou les funérailles. A chaque fois qu’il avait essayé d’aborder un sujet un peu plus personnel, elle s’était fermée comme une huître.

    Pour évacuer son trop-plein d’énergie, il s’était alors lancé dans toute une série d’activités plus diverses les unes que les autres, comme aider Jackson aux écuries, alors qu’il était loin d'avoir une passion débordante pour les chevaux – Momsy avait coutume de dire en riant qu’il préférait s’occuper des pouliches – ou accompagner Nick à l’autre bout de la propriété pour l’aider à réparer une clôture – aider étant d’ailleurs un bien grand mot, car il s’était borné à passer les outils – ou encore déposer les faire-part de décès à la poste, prendre diverses dispositions avec les pompes funèbres, accompagner Frances au supermarché et expliquer à Taylor les subtilités des racines carrées. Et bien sûr, il avait soutenu Mark, totalement dévasté par la mort de sa grand-mère. Le faire sortir de la chambre funéraire, l’obliger à manger, l’écouter égrener ses souvenirs, recevoir à ses côtés tous ceux qui, dès que la triste nouvelle s’était répandue dans les environs, étaient venus rendre hommage à la défunte. Enfin, Derek s’était chargé, lors des dîners, de relancer les conversations qui avaient tendance à s’éteindre lorsque le regard de l’un ou l’autre des convives s’arrêtait sur la chaise désormais vide de la maîtresse de maison. Bref, il avait été partout à la fois et Frances n’était pas loin de le considérer comme un super héros.

    Il jeta un coup d’œil au réveil. Il était deux heures du matin et il savait qu’il ne réussirait pas à fermer l’œil de la nuit. Il se leva du lit et alla jusqu’à la fenêtre qu’il ouvrit pour avoir un peu d’air frais. Etait-ce vraiment l’atmosphère ambiante ou son sang qui bouillonnait mais il avait l’impression d’étouffer sous l’effet de la chaleur. Il se sentait comme une bombe qui menaçait d’exploser à tout moment. Jusqu’à présent, il avait eu l’habitude de mener sa vie à toute allure et selon ses propres règles. C’était toujours lui qui décidait comment et quand les choses se faisaient, et les autres n’avaient qu’à s’y plier. Mais là, il n’était plus qu’une marionnette dont Meredith tirait les ficelles. Etre là, tout près d’elle, et ne pouvoir rien dire, rien faire… Il n’en pouvait plus. Certes, il avait été le premier à déclarer qu’il serait indécent de régler ses comptes au-dessus du cercueil de Momsy mais tout de même… Il voulait que la situation se dénoue et si cela exigeait de lui des explications, des mea culpa, des excuses, il le ferait, sans problème, pourvu que cela lui permette de sortir de cette impasse. Maintenant, il fallait que ça bouge, et vite !

    Ne tenant plus entre ces quatre murs dont il avait l’impression qu’ils se refermaient de plus en plus sur lui, il sortit de la chambre, sans même prendre la peine d’enfiler un tee-shirt. De toute façon, qui risquait-il de croiser en pleine nuit ? Tout le monde était en train de dormir à poings fermés. Cependant, en passant devant la porte de Meredith – il n’aurait pas pu se tromper, elle occupait l’ancienne chambre de Mark – il tendit l’oreille, espérant surprendre un bruit quelconque qui lui aurait indiqué qu’elle était réveillée. Il n’entendit rien. L’aurait-il fait que cela n’aurait sans doute rien changé. On n’allait pas, à deux heures du matin, vêtu seulement d’un boxer, frapper à la porte de son ancienne petite amie pour lui expliquer comment le fait d’avoir eu des parents indignes avait eu pour conséquence de la tromper avec la première venue. C’était l’échec assuré. Autant prendre son mal en patience et attendre un moment plus propice. Derek reprit la direction de la cuisine, dans le but d’y prendre un soda bien frais – cela apaiserait peut-être cette sorte de fièvre qui montait en lui – avant de s’affaler dans le divan devant les informations de CNN. Une lumière sortant de la pièce lui apprit qu’il n’était pas le seul insomniaque de la maison. Il fut presque rassuré de découvrir Mark, assis à la grande table, le regard perdu dans une tasse de thé.

    Tiens, tu es là, constata Derek. En passant derrière son ami, il posa brièvement une main sur son épaule, en y exerçant une légère pression, pour lui manifester son réconfort. Tu ne dors pas, toi non plus ? Il continua jusqu’au frigo qu’il ouvrit pour en examiner l’intérieur. Il crevait d’envie de boire quelque chose de frais et, maintenant qu’il était là, il se rendait compte qu’il avait aussi un peu faim.

    Je n’y arrive pas, soupira Mark en regardant son ami ouvrir une canette de Coca puis en boire une longue gorgée. Pas avec elle à côté. Je ne peux pas. L’idée que sa chère grand-mère n’était plus qu’un tas de chairs froides ayant déjà entamé le processus de décomposition, le hantait, l’empêchant de penser à tout autre chose. Cette maison, qui avait été celle du bonheur, était devenue en une nuit celle des horreurs. Il n’avait qu’une envie, la fuir.

    Elle ? demanda distraitement Derek, en sortant les restes des poulets qui avaient été mangés à midi. Il vint s’installer face à son ami et glissa l’assiette devant lui. Mark secoua la tête, avec un air écœuré. Qui donc ? poursuivit Derek en attaquant un pilon, tout en regardant son compère. La mine de ce dernier lui apporta sa réponse. Oh désolé, vieux ! s’excusa-t-il, confus. J’ai pas réfléchi à ce que je disais. Momsy, bien sûr. Je sais que ce n’est pas facile pour toi.


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  • Mark leva la main droite en l’air. C’est bon, laisse tomber, grogna-t-il. Epargne-moi les banalités d’usage. Toute la journée, il avait dû subir les avis et conseils de ceux qui croyaient savoir ce qu’il ressentait et qui se sentaient autorisés à lui conseiller d’accepter l’inacceptable. Comme si on pouvait admettre l’absence, le vide, le néant ! Là, je ne peux plus. Alors, s’il te plait, parle-moi de tout, sauf de ma grand-mère. Dis-moi plutôt pourquoi tu ne dors pas, toi aussi. Ses yeux se teintèrent d’un éclat moqueur en regardant Derek dévorer la chair blanche de la volaille. La faim ? Ou la jolie petite blonde qui squatte ma chambre ?

    Ouais, grogna Derek en reposant le pilon sur l’assiette, comme si l’évocation de Meredith venait de lui couper l’appétit. Etre là, si près, et ne pas pouvoir être avec elle, la toucher, dit-il, découragé. Il soupira puis, soudain, réalisa à quel point ce qu’il venait de dire pouvait être interprété de façon ambiguë et paraître indécent, vu le contexte. Enfin, la toucher… Je ne veux pas dire que je veux faire l’amour avec elle.

    Oui, bien sûr, ironisa Mark. Je vais te croire.

    Hé ! Ta grand-mère morte est ici ! s’indigna Derek. Alors même si j’en avais la possibilité, je ne le ferais pas. Bien sûr qu’il avait envie de Meredith, plus que jamais, mais, indépendamment du respect qu’il voulait manifester à Momsy, faire l’amour dans une maison qui venait d’être visitée par la mort, n’était pas l’idée qu’il se faisait de leur réconciliation.

    Mais tu voudrais, insista Mark.

    Ce que je voudrais, c’est être près d’elle, répliqua Derek, énervé. La tenir dans mes bras, me serrer contre elle, sentir la chaleur de sa peau et…

    Mark l’interrompit. Te fatigue pas, j’ai compris. Il n’était pas vraiment d’humeur à supporter le récit des fantasmes de son ami. Ça se passe comment, vous deux ? se renseigna-t-il. Ces dernières heures, il n’avait pas été attentif aux faits et gestes des amants maudits.

    Elle me tolère, déplora Derek. Ce qui n’est pas si mal au fond, vu le coup de pute que je lui ai fait. Il but une autre gorgée de son soda. Elle me répond poliment quand je lui parle, à condition que je me borne à parler de la pluie et du beau temps. Sinon, je me fais jeter.

    Oh ! Mark se leva pour aller verser dans l’évier le thé qui était devenu froid. Faut dire aussi que ce n’est sans doute pas le meilleur moment pour démêler tout votre bazar.

    Je n'voulais rien démêler du tout, grommela Derek. Elle m’a dit qu’elle était allée à une soirée. Je lui ai demandé comment ça s’était passé et…

    Je vois ça d’ici, s’amusa Mark. Derek n’était pas vraiment réputé pour son tact et sa subtilité. Elle a compris que ça te déplaisait et qu’elle allait subir un véritable interrogatoire, alors elle t’a envoyé au diable ! conclut-il, en prenant une bière dans le frigo, avant de revenir s’asseoir. Il déboucha la bouteille et but directement au goulot.

    Ouais. Peu convaincu, Derek fit la moue. Depuis, elle évite de se retrouver seule avec moi – il s’arrêta de parler quelques secondes, pour réfléchir – ce qui est peut-être bon signe après tout. Ça veut peut-être dire qu’elle cherche à se protéger, je ne sais pas. Il haussa légèrement les épaules. Je me dis que, si elle n’en avait plus rien à faire de moi, elle n’agirait pas comme ça. Mais d’un autre côté – légèrement égaré, il regarda Mark, espérant que ce dernier pourrait l’aider à y voir plus clair - elle est allée à cette foutue soirée, ce qui me pousse à penser que peut-être, elle veut aller de l’avant. Il commença à s’agiter. Si c’est rien qu’une soirée normale, genre tu danses et tu bois un verre, pourquoi elle ne veut pas en parler ? C’est peut-être parce qu’il s’est passé quelque chose. Si elle a quelqu’un, j’aimerais le savoir, merde ! jura-t-il.

    Mark tapota le bout de son index sur sa tempe gauche. Eh ben, ça cogite là-dedans ! Et ça fait beaucoup de peut-être, railla-t-il. A mon avis, tu devrais arrêter de réfléchir, ça ne te réussit pas. Il souffla d’agacement. Meredith n’a personne, elle est juste sortie avec Taylor, et Avery leur a servi de chaperon. L’étonnement se lut sur le visage de Derek. C’était une soirée, genre fête au village, ambiance bon enfant, lui expliqua Mark. Elles ont dansé et bu quelques verres comme tu dis et c’est tout. Ne va pas encore t’imaginer des trucs insensés.

    Comment tu le sais ? l’interrogea Derek, toujours suspicieux. Est-ce que Mark ne voulait pas tout simplement le rassurer ? Ou le faire taire ?

    C’est Taylor qui me l’a dit, cet après-midi, lui révéla Mark. Derek eut un léger sursaut et Mark se sentit obligé de lui donner une explication. Pendant que tu faisais les courses avec sa mère, on est allé se promener. A cheval, ajouta-t-il devant le regard inquisiteur de son ami.

    Une promenade à cheval, tiens, tiens, persifla Derek.

    Ben quoi, y a rien de mal à ça, ronchonna Mark. Pour cacher son malaise, il reprit sa Budweiser et inclina la tête en arrière, pour la vider à grandes gorgées.

    S’il n’y a eu que ça, non, répliqua Derek. Mais te connaissant…

    Ma grand-mère vient de mourir. Si tu crois que je pense à la gaudriole ! s’offusqua Mark.

    Derek ricana. Vu la façon dont tu regardais la fille pendant le diner, un peu quand même. Il n’avait pas pu faire sans entrevoir les échanges de regards, les petits sourires, le frôlement des mains qui se passaient le sel ou le poivre. Et, compte tenu de la tête que faisait Frances, il était plus que probable qu’elle s’en soit rendu compte, elle aussi.


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  • J’essayais juste de me changer les idées, se défendit Mark.

    Allume plutôt la télé ou prends un bouquin, conseilla Derek. C’est aussi efficace, si pas plus.

    Mark fit une moue dubitative. En trente-cinq d’existence, il n’avait encore rien trouvé de mieux que le sexe pour chasser les sombres pensées et il avait la nette impression qu’en la matière, Taylor pouvait se révéler être une bombe, pour peu qu’on sache la guider. Taylor… comment tu la trouves ? se hasarda-t-il à demander à Derek.

    Celui-ci le considéra d’un air plus que réprobateur. Jeune ! Beaucoup trop jeune ! martela-t-il.

    Mais encore ? insista Mark.

    Rien, mon vieux ! s’emporta Derek. Tu déconnes ou quoi ? Elle est mineure, je te rappelle, au cas où tu aurais oublié ce détail.

    Mark ne cacha pas qu’il était contrarié. Dans quelques mois, ce ne sera plus un problème. Meredith est beaucoup plus jeune que toi, elle aussi.

    Oui, justement, maugréa Derek. Et tu sais le problème que ça me pose. Ce n’est pas évident d’être amoureux d’une fille dont on pourrait presque être le père. Alors évite. Il vit que son camarade était pensif. Evite ! répéta-t-il avec insistance.

    Oui, oui, j’ai compris, bougonna Mark. Qui parle de tomber amoureux aussi ?

    Ne prends pas de risque ! recommanda Derek. Cette fille est de la graine de gonzesse qui rend fou. Il avait immédiatement jaugé la jeune fille. Faussement ingénue, séductrice, provocante, intelligente sous ses dehors d’adolescente écervelée, peut-être même un brin manipulatrice, elle était du genre à ne reculer devant rien pour arriver à ses fins. Et en même temps, elle semblait réellement attirée par Mark. Toujours à le dévorer des yeux, à épier ses moindres faits et gestes, à boire ses paroles. Derek avait même surpris quelques regards attendris qui lui avaient laissé peu de doute. Et puis, à son âge, on s’enflamme facilement, poursuivit-il. Et si elle tombe vraiment amoureuse de toi… C’est pas le genre de fille avec lequel on s’amuse, mon vieux. Elle risquerait de ne pas s’en remettre.

    Ouais, je sais. Un petit sourire apparut sur le visage de Mark. Tu sais, c’est marrant, ça fait huit ans que sa mère est au service de Momsy. Je l’ai rencontrée à chaque fois que je suis venu. Et Taylor, j’ai dû la voir aussi, forcément. Pourtant, je ne m’en souviens pas du tout. Il regarda son ami avec de grands yeux ébahis.

    Et ? demanda Derek, qui ne comprenait pas où son ami voulait en venir. Quand tu venais, elle devait être à l’école ou en train de jouer avec ses Barbie. Je ne vois pas ce qu’il y a d’extraordinaire.

    Mark secoua vivement la tête. Non, non, elle m’a dit qu’on s’était déjà vu et parlé, aussi. Enfin, bonjour bonsoir, tu vois. Pourtant, je ne m’en rappelle absolument pas. C’est comme si je ne l’avais jamais remarquée avant ! Il fixa Derek, dans l’attente d’une réaction digne de la révélation qu’il venait de lui faire.

    Logique, ce n’était qu’une enfant ! T’avais aucune raison d’y faire attention, répliqua son ami. Et tu ferais mieux de continuer comme ça. Derek se leva et commença à fouiller les armoires, à la recherche de quelque chose de plus attrayant que le poulet. Bizarrement, il avait une envie de sucré, ce qui ne lui arrivait pratiquement jamais.

    Pfft ! souffla Mark, déçu par le manque manifeste d’enthousiasme de son meilleur ami. Allez ! Avoue qu’elle est bandante !

    Derek haussa les épaules. Ouais, si on veut. Mark le regarda avec un air très surpris. Taylor était une vraie bombe et que Derek, ce fin connaisseur, ne s’en rende pas compte était sidérant. OK, admit Derek avec un léger sourire. Elle est pas mal mais – il redevint sérieux – je n’arrive pas à être excité par une fille d’à peine dix-sept ans ! Pour moi, ce n’est qu’une enfant. Il revint s'asseoir et déposa sur la table une boite en fer qui contenait des brownies, fabrication maison plus que certainement.

    Traite-moi de pédophile tant que tu y es, s’écria Mark, révolté.

    En tout cas, tu le serais aux yeux de la loi, riposta sèchement Derek. Une relation avec une fille de cet âge pourrait te mener en prison. Tu veux faire mourir ta grand-mère une deuxième fois ? Il mordit à pleines dents dans un gâteau mais eut du mal à avaler la première bouchée. En réalité, il n’avait pas faim, il mangeait par désœuvrement, ce qui était une première.

    Les yeux scandalisés de Mark roulèrent dans leurs orbites. Ça, c’est bas ! C’est vraiment bas ! Et puis, Momsy, elle voulait seulement que je sois heureux. Alors, si Taylor était ma chance ?

    N’importe quoi ! laissa tomber Derek sur un ton dédaigneux. Qu’est-ce que tu envisages ? D’aller la chercher tous les jours à la sortie du lycée et de l’aider à faire ses devoirs, après lui avoir donné son goûter ?

    T’exagères ! lui reprocha Mark. Elle a dix-sept ans, pas sept.

    C’est une gamine, Mark, asséna Derek, décidé à lui faire entendre raison. Très jolie, c’est vrai, et sans doute plus délurée que la moyenne des filles de son âge mais… – son regard se fit plus dur – tu ne peux absolument pas envisager une relation, quelle qu’elle soit, avec elle !


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