• CHAPITRE 940

    Derek posa son livre sur la table de chevet. C’était peine perdue. Quels que soient ses efforts, il ne parvenait pas à se concentrer suffisamment pour comprendre ce qu’il lisait. Il avait à peine terminé une phrase qu’il en avait déjà oublié le début. Il avait bien trop de choses en tête, et la principale, c'était ses retrouvailles avec Meredith, évidemment. La revoir avait été à la fois un ravissement et une torture. Un ravissement parce qu’il avait enfin pu se retrouver près d’elle, la regarder, l’écouter, lui parler même. Une torture parce qu’il avait dû se contenir, faire attention à ses paroles et à ses gestes, pour ne pas effaroucher la jeune fille. Il avait encore en mémoire la façon dont, les yeux étincelants d’une rage soudaine, elle lui avait cloué le bec lorsqu’il avait essayé de la questionner sur la soirée à laquelle elle s’était rendue, la nuit précédente. Est-ce que je te demande, moi, de quelle manière tu as occupé ton temps ? Ce que je fais de ma vie ne te regarde plus, Derek ! avait-elle crié. Il se l’était tenu pour dit et n’avait plus insisté, tourmenté par l’horrible idée que si elle ne voulait pas lui répondre, c’était peut-être parce qu’elle avait quelque chose à lui cacher. Après cela, elle s’était arrangée pour ne plus être seule avec lui et ils n’avaient plus échangé que des banalités polies, des renseignements d’ordre pratique sur les repas, les visiteurs ou les funérailles. A chaque fois qu’il avait essayé d’aborder un sujet un peu plus personnel, elle s’était fermée comme une huître.

    Pour évacuer son trop-plein d’énergie, il s’était alors lancé dans toute une série d’activités plus diverses les unes que les autres, comme aider Jackson aux écuries, alors qu’il était loin d'avoir une passion débordante pour les chevaux – Momsy avait coutume de dire en riant qu’il préférait s’occuper des pouliches – ou accompagner Nick à l’autre bout de la propriété pour l’aider à réparer une clôture – aider étant d’ailleurs un bien grand mot, car il s’était borné à passer les outils – ou encore déposer les faire-part de décès à la poste, prendre diverses dispositions avec les pompes funèbres, accompagner Frances au supermarché et expliquer à Taylor les subtilités des racines carrées. Et bien sûr, il avait soutenu Mark, totalement dévasté par la mort de sa grand-mère. Le faire sortir de la chambre funéraire, l’obliger à manger, l’écouter égrener ses souvenirs, recevoir à ses côtés tous ceux qui, dès que la triste nouvelle s’était répandue dans les environs, étaient venus rendre hommage à la défunte. Enfin, Derek s’était chargé, lors des dîners, de relancer les conversations qui avaient tendance à s’éteindre lorsque le regard de l’un ou l’autre des convives s’arrêtait sur la chaise désormais vide de la maîtresse de maison. Bref, il avait été partout à la fois et Frances n’était pas loin de le considérer comme un super héros.

    Il jeta un coup d’œil au réveil. Il était deux heures du matin et il savait qu’il ne réussirait pas à fermer l’œil de la nuit. Il se leva du lit et alla jusqu’à la fenêtre qu’il ouvrit pour avoir un peu d’air frais. Etait-ce vraiment l’atmosphère ambiante ou son sang qui bouillonnait mais il avait l’impression d’étouffer sous l’effet de la chaleur. Il se sentait comme une bombe qui menaçait d’exploser à tout moment. Jusqu’à présent, il avait eu l’habitude de mener sa vie à toute allure et selon ses propres règles. C’était toujours lui qui décidait comment et quand les choses se faisaient, et les autres n’avaient qu’à s’y plier. Mais là, il n’était plus qu’une marionnette dont Meredith tirait les ficelles. Etre là, tout près d’elle, et ne pouvoir rien dire, rien faire… Il n’en pouvait plus. Certes, il avait été le premier à déclarer qu’il serait indécent de régler ses comptes au-dessus du cercueil de Momsy mais tout de même… Il voulait que la situation se dénoue et si cela exigeait de lui des explications, des mea culpa, des excuses, il le ferait, sans problème, pourvu que cela lui permette de sortir de cette impasse. Maintenant, il fallait que ça bouge, et vite !

    Ne tenant plus entre ces quatre murs dont il avait l’impression qu’ils se refermaient de plus en plus sur lui, il sortit de la chambre, sans même prendre la peine d’enfiler un tee-shirt. De toute façon, qui risquait-il de croiser en pleine nuit ? Tout le monde était en train de dormir à poings fermés. Cependant, en passant devant la porte de Meredith – il n’aurait pas pu se tromper, elle occupait l’ancienne chambre de Mark – il tendit l’oreille, espérant surprendre un bruit quelconque qui lui aurait indiqué qu’elle était réveillée. Il n’entendit rien. L’aurait-il fait que cela n’aurait sans doute rien changé. On n’allait pas, à deux heures du matin, vêtu seulement d’un boxer, frapper à la porte de son ancienne petite amie pour lui expliquer comment le fait d’avoir eu des parents indignes avait eu pour conséquence de la tromper avec la première venue. C’était l’échec assuré. Autant prendre son mal en patience et attendre un moment plus propice. Derek reprit la direction de la cuisine, dans le but d’y prendre un soda bien frais – cela apaiserait peut-être cette sorte de fièvre qui montait en lui – avant de s’affaler dans le divan devant les informations de CNN. Une lumière sortant de la pièce lui apprit qu’il n’était pas le seul insomniaque de la maison. Il fut presque rassuré de découvrir Mark, assis à la grande table, le regard perdu dans une tasse de thé.

    Tiens, tu es là, constata Derek. En passant derrière son ami, il posa brièvement une main sur son épaule, en y exerçant une légère pression, pour lui manifester son réconfort. Tu ne dors pas, toi non plus ? Il continua jusqu’au frigo qu’il ouvrit pour en examiner l’intérieur. Il crevait d’envie de boire quelque chose de frais et, maintenant qu’il était là, il se rendait compte qu’il avait aussi un peu faim.

    Je n’y arrive pas, soupira Mark en regardant son ami ouvrir une canette de Coca puis en boire une longue gorgée. Pas avec elle à côté. Je ne peux pas. L’idée que sa chère grand-mère n’était plus qu’un tas de chairs froides ayant déjà entamé le processus de décomposition, le hantait, l’empêchant de penser à tout autre chose. Cette maison, qui avait été celle du bonheur, était devenue en une nuit celle des horreurs. Il n’avait qu’une envie, la fuir.

    Elle ? demanda distraitement Derek, en sortant les restes des poulets qui avaient été mangés à midi. Il vint s’installer face à son ami et glissa l’assiette devant lui. Mark secoua la tête, avec un air écœuré. Qui donc ? poursuivit Derek en attaquant un pilon, tout en regardant son compère. La mine de ce dernier lui apporta sa réponse. Oh désolé, vieux ! s’excusa-t-il, confus. J’ai pas réfléchi à ce que je disais. Momsy, bien sûr. Je sais que ce n’est pas facile pour toi.


  • Commentaires

    1
    Butterfly
    Mardi 28 Mai 2019 à 21:33

    Le pauvre, il me fait pitié à se torturer les méninges pour trouver un moyen de parler à Meredith. Mais je pense qu'il ferait mieux d'attendre que le décès de Momsy soit un peu digéré pour commencer à négocier

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