• CHAPITRE 1015

    Derek se sentit béni d’avoir rencontré une femme aussi compréhensive que généreuse. Il n’avait pas à craindre qu’elle le juge. C’était sans doute ce qui rendait cette discussion bien moins pénible que ce qu’il avait redouté. On a continué à se disputer en se lançant des tas de reproches à la tête, recommença-t-il à raconter. Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Elle a fini par monter dans sa chambre, en hurlant que j’étais un monstre et qu’elle regrettait de m’avoir mis au monde. Quand elle est redescendue… Il s’arrêta brusquement. Une boule d’angoisse venait d’emprisonner sa gorge. Bébé, j’ai besoin d’un autre verre. Tu ne dois pas avoir peur, je ne vais pas me saouler mais… Il passa la main sur son visage en soufflant. Meredith ne put résister à son regard implorant et lui servit elle-même le whisky qu’il réclamait. Pour lui faire plaisir, et aussi la rassurer, il n’en but qu’une lichée. Elle pleurait parce qu'elle avait essayé de lui téléphoner et qu'il n'avait pas répondu, dit-il d’une voix rauque. J’ai mal réagi. Je me suis mis à crier je ne sais plus trop quoi. Je me souviens juste lui avoir dit qu'il ne reviendrait pas, qu’elle devrait se contenter de moi maintenant, mais qu’on allait s’en sortir. Elle a recommencé à hurler qu’elle ne voulait pas de moi, qu’elle ne voulait plus me voir et qu’elle me haïssait. Il reprit son verre et cette fois, but sans retenue. Elle est remontée dans sa chambre en me jurant que puisque j’avais ruiné sa vie, elle allait ruiner la mienne. J'aurais dû la suivre, ne pas la laisser sans surveillance, mais je ne l'ai pas fait, se reprocha-t-il. Je me suis dit qu'elle avait besoin d'être seule, qu'elle allait finir par se calmer. Et puis, après un moment, on a entendu un bruit sourd. Sur le coup, on n'a pas compris. On s'est dit qu'elle avait dû jeter quelque chose par terre. On est monté pour voir ce qui se passait. Il tourna vers Meredith un regard chaviré et elle fut troublée de découvrir une larme qui perlait au bord des cils. La fenêtre de sa chambre était ouverte. J'ai eu comme un pressentiment et je suis allé sur le balcon. Sa voix se brisa. Elle était en bas. Incapable d’en dire plus, il ferma les yeux et le corps désarticulé de sa mère gisant sur les dalles de la terrasse lui apparut. Il ne put soutenir cette épouvantable vision et rouvrit les yeux, sans chercher à retenir les larmes qui en coulaient.

    Bouleversée de le voir ainsi, lui qui d’habitude maîtrisait si bien ses émotions, Meredith posa les mains de part et d’autre de son visage, le maintenant avec douceur, et vint frôler ses lèvres avec les siennes. Ne pleure pas, le supplia-t-elle, pourtant en larmes elle-même. C’est fini maintenant.

    Fini, ça ne l’était pas pour lui. C’était comme si, en se confiant à elle, il avait ouvert les vannes et que maintenant, il n’était plus capable d’endiguer le flot. Quand je suis redescendu… C'était fini, il n'y avait plus rien à faire. Je n’ai pas pu faire quoi que ce soit, insista-t-il d’une voix rendue presque méconnaissable par la douleur.

    Je sais, je sais, murmura Meredith. Tu n’aurais rien pu faire, elle avait pris sa décision. Malgré son calme apparent et sa tristesse, elle était révoltée. Elle ne comprenait pas que la mère de Derek ait pu se donner la mort de cette terrible façon alors que ses enfants étaient dans la maison. Cela lui semblait le comble du sadisme. Madame Shepherd était plus que certainement sincère dans son intention de gâcher la vie de son fils et, d’une certaine façon, elle y avait réussi. Derek avait perdu ses plus belles années à essayer de surmonter ce drame. Ce n’est pas ta faute, ajouta-t-elle en guise de réconfort, même si elle savait que cela ne suffirait pas.

    Il y avait du sang partout, dit encore Derek, les joues ruisselantes de larmes qu’il ne songeait même pas à essuyer. Quand il pensait à cet instant maudit, ce qui restait le plus éprouvant, ce n’étaient pas les mots que sa mère lui avait dits, mais l’image de son corps disloqué gisant sur la terrasse dont les dalles étaient maculées de rouge, et son visage défiguré baignant dans ce qui s’échappait de son crâne, mélange de sang et de cervelle. Il reprit la photo de sa mère bachelière et la fixa intensément. Quand je pense à elle, je la revois à ce moment-là. Son visage abimé. Et le sang, tout ce sang, haleta-t-il. Alors, je prends cette photo pour me rappeler comment elle était avant.

    Meredith lui baisa les lèvres encore une fois, pour le faire taire. Chuuut, chuuut. C’est fini. Je ne veux plus que tu y penses. Mon dieu, comme elle s’en voulait ! Si elle avait pu ne fût-ce que supposer les réelles circonstances de la mort de la mère de Derek, jamais elle ne se serait montrée aussi curieuse. Elle se demandait pourquoi Mark et Momsy n’avaient pas jugé bon de lui dire toute la vérité à ce sujet. Ils lui auraient épargné, ainsi qu’à Derek, bien des souffrances. Je suis désolée, tellement désolée. Je ne voulais pas te faire revivre tout ça, assura-t-elle à mi-voix, en essuyant doucement les joues du chirurgien avec une serviette qu’elle avait prise sur le plateau. Si j’avais su… Momsy m’avait seulement dit que Abigail avait couché avec ton père, et que ta mère s’était suicidée quand il était parti. Je n’ai pas imaginé… Je ne voulais pas te faire du mal. Je voulais juste comprendre pourquoi tu avais tellement peur de m’aimer.

    Derek appuya son front contre celui de la jeune fille. Abigail, c’était la première fille dont j’étais amoureux et elle m’a brisé le cœur. Celui de Meredith se serra en l’entendant parler des sentiments qu’il avait éprouvés pour une autre. Même si elle avait toujours su qu’il avait eu une vie avant elle, et une vie bien remplie, elle s’était mis en tête, à cause de son style de vie justement, qu’elle était la première dont il était tombé amoureux. C’était dur d’accepter que ce ne soit pas le cas. Et puis, ma mère, poursuivit Derek. Après sa mort, je me suis réfugié chez Mark. Je suis resté enfermé pendant trois jours et, quand je suis ressorti, je n’étais plus le même. Il passa le bras autour des épaules de Meredith et l’entraîna avec lui dans les profondeurs du canapé. C’était comme si je n’éprouvais plus rien d’autre que de la colère et de la haine. Je ne suis pas sûr… je me demande si je n’ai pas voulu devenir aussi mauvais qu’elle l’avait dit, pour qu’elle ne soit pas morte pour rien.

    Tu n’es pas mauvais, s’exclama Meredith en se serrant contre lui. Tu es parfois arrogant, et dur aussi, mais tu n’es pas mauvais. C’est vrai que je t’en ai voulu et que je ne comprenais pas pourquoi tu avais agi comme ça mais…

    Derek ne la laissa pas continuer. Après la mort de ma mère, j’ai coupé les ponts avec tout le monde, sauf avec Mark. Je me suis refermé sur moi-même parce que c’est le seul moyen que j’ai trouvé de me protéger. J’ai fait le vide pour que plus personne n’ait jamais l’occasion de me faire souffrir. Et puis, je t’ai rencontrée.


  • Commentaires

    1
    Butterfly
    Lundi 9 Septembre 2019 à 20:51

    Oh la mère de Derek s'est défenestrée, je ne m'attendais pas à ça. Je comprends qu'il ait été traumatisé 

    J'aime la compréhension que lui manifeste Meredith et le soutien qu'elle lui apporte. Elle a surement encore beaucoup de questions à lui poser et peut-être des comptes à régler mais ce n'st pas le moment pour le faire et elle le sait

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